Partie 8: la capacité de discernement dans la pratique médicale
Directives médico-éthiques de l’ASSM

Partie 8: la capacité de discernement dans la pratique médicale

Perfectionnement
Édition
2024/06
DOI:
https://doi.org/10.4414/phc-f.2024.1471594089
Prim Hosp Care Med Int Gen. 2024;24(06):179-181

Affiliations
a Universitäres Zentrum für Hausarztmedizin beider Basel et membre de la Commission Centrale d’Éthique (CCE) de l’ASSM
b APN, Spital Limmattal Schlieren et vice-présidente de la CCE de l’ASSM
c Responsable du ressort Éthique de l’ASSM et membre de la CCE de l’ASSM

Publié le 05.06.2024

L’Académie Suisse des Sciences Médicales (ASSM) élabore et publie depuis près de 50 ans des directives médico-éthiques qui fournissent, aux cliniciens, aux chercheuses et chercheurs ainsi qu’aux autres professionnels de la santé dans les hôpitaux et les cabinets, des informations et des conseils pour leur pratique quotidienne. Les directives sont régulièrement vérifiées, adaptées aux expériences de la pratique ou à l’évolution des valeurs ou, au besoin, retirées en cas de changement du cadre juridique, par exemple. Une enquête a révélé [1] que le degré de notoriété des directives médico-éthiques était variable. Environ 20% des personnes interrogées connaissent le contenu de certaines directives, 35% en connaissent des contenus isolés; les autres n’ont jamais entendu parler des directives ou ne connaissent guère leur contenu.
La rédaction de Primary and Hospital Care s’est donnée pour mission de présenter le contenu de quelques directives de l’ASSM et de les associer à des exemples pratiques issus du quotidien médical. Les directives suivantes ont été choisies: 1. Directives anticipées; 2. Mesures de contrainte en médecine; 3. Soins palliatifs; 4. Attitude face à la fin de vie et à la mort; 5. Traitement médical et prise en charge des personnes en situation de handicap; 6. Prise en charge et traitement des personnes atteintes de démence; 7. Décisions de réanimation; 8. Capacité de discernement dans la pratique médicale; 9. Collaboration des professions de la santé avec l’industrie.

Exemple de la pratique: information du patient avant une intervention chirurgicale

Monsieur H. a 75 ans. Avant la prise d’une retraite anticipée il y a 20 ans, il travaillait dans une entreprise en tant que menuisier. Il vit dans un quatre pièces avec son épouse qui a le même âge que lui. Il y a trois ans, les conjoints ont rédigé des directives anticipées dans lesquelles ils mentionnent tous deux qu’en cas d’incapacité de discernement, c’est leur fils, leur seul enfant, qui doit prendre les décisions médicales à leur place. En plus d’une insuffisance mitrale dégénérative aujourd’hui devenue sévère, Monsieur H. souffre depuis de nombreuses années d’un trouble affectif bipolaire, cause de sa retraite anticipée. Grâce à un traitement psychiatrique adéquat, il n’a plus été atteint d’épisodes maniaques accompagnés de signes paranoïdes depuis plusieurs années. Monsieur H. est tout de même souvent déprimé et manque de motivation. Ces dernières années, ses capacités cognitives ont baissé de manière significative. Sa femme signale que ses troubles de la mémoire s’accentuent et qu’il n’arrive plus à réaliser des tâches complexes, comme par exemple monter une lampe. Il a également énormément de peine à se forger une opinion lors de votations ou d’élections.
La consultation à la clinique universitaire de cardiologie a conclu à l’indication d’un remplacement opératoire de la valve mitrale. Un entretien d’information avec la chirurgienne cardiaque chargée de l’opération aura lieu dans quelques semaines. À la fin de cette discussion, il sera demandé à Monsieur H. de signer le formulaire indiquant qu’il a reçu toutes les explications concernant l’intervention et qu’il consent à celle-ci. La chirurgienne prie le médecin de famille, qui connaît Monsieur H. depuis presque 30 ans, de vérifier s’il est capable de discernement. Au cas où un doute existerait en la matière, la chirurgienne souhaite réaliser l’entretien avec son fils, mentionné comme représentant thérapeutique dans les directives anticipées.
Le médecin discute déjà depuis un certain temps de l’éventualité de cette intervention avec Monsieur H., et durant l’année écoulée il a trouvé que son attitude face à cette question était très ambivalente. Ces dernières semaines, la souffrance liée à la détresse respiratoire provoquée par l’effort a augmenté, ce qui l’incite actuellement à accepter l’intervention. Son épouse craint en revanche de perdre son mari à cause de l’opération et l’en dissuade. Le médecin a maintenant pour tâche d’élucider si Monsieur H. a la capacité de discernement nécessaire pour prendre une décision au sujet de l’opération.

Que disent les directives de l’ASSM à ce sujet?

En principe, la capacité de discernement est présumée

Dans la directive de l’ASSM «La capacité de discernement dans la pratique médicale» [2], une personne adulte est, en principe, considérée comme capable de discernement. La capacité de discernement n’est évaluée systématiquement qu’en présence de doutes fondés ou si sa constatation est exigée du point de vue juridique. La patiente ou le patient doit être informé de l’évaluation. Ni l’âge (à part pour les petits enfants) ni un diagnostic déterminé ne peuvent permettre de conclure à une incapacité de discernement.

L’incapacité de discernement est prononcée sur la base de réflexions relatives aux normes éthiques

L’incapacité de discernement n’est pas inhérente à la personne, elle lui est attribuée. Cette attribution repose sur l’évaluation d’informations pertinentes; elle inclut les principes moraux du «respect de l’autodétermination de la patiente ou du patient» et de la «bienfaisance».

L’incapacité de discernement est évaluée selon la situation et à un moment donné

L’incapacité de discernement n’est attribuée à une patiente ou à un patient qu’au regard d’une décision spécifique et à un moment défini. Elle ne doit pas être considérée comme permanente, mais doit être réévaluée en présence d’indices pouvant révéler un changement de l’état de cette personne.

La capacité de discernement présuppose des capacités mentales

Les facteurs cognitifs, mais également émotionnels, motivationnels et volationnels (en relation avec la formation et la concrétisation de la volonté) sont importants pour la capacité de discernement de la patiente ou du patient et concernent les catégories de capacités mentales suivantes:
  • capacité de compréhension: capacité de comprendre, au moins dans les grandes lignes, les informations nécessaires à la prise de décision;
  • capacité d’évaluation: capacité d’évaluer personnellement la situation décisionnelle par rapport aux différentes possibilités d’action;
  • capacité de se forger une volonté: capacité de prendre une décision sur la base des informations à disposition et de ses propres expériences, motivations et valeurs;
  • capacité de concrétiser sa volonté: capacité de communiquer cette décision, de la défendre et de la mettre à exécution.
Plus la décision est complexe et lourde de conséquences, plus elle exige des capacités mentales élevées. Une évaluation appropriée exige une approche globale de la personne.

Incapacité prononcée uniquement en cas de capacités mentales fortement limitées

Pour prononcer une incapacité de discernement, les capacités mentales doivent être diminuées de manière significative. La limitation doit, par ailleurs, pouvoir être associée à l’une des notions juridiques suivantes: «jeune âge», «trouble psychique», «déficience mentale», «ivresse» ou «causes semblables» [3].

Signification des directives dans le cas de Monsieur H.

Monsieur H. se trouve dans ce que la loi appelle un état de faiblesse – un trouble bipolaire auquel s’ajoute ces derniers temps un évident déclin de ses capacités cognitives. Sur la base de ce diagnostic et de l’attitude ambivalente de Monsieur H. par rapport à l’opération, le médecin de famille et la chirurgienne ne peuvent pas partir du principe que leur patient est capable de discernement. Comme il est prévu de lui fournir toutes les explications nécessaires lors d’un entretien préalable et qu’à l’issue de la discussion, il devra décider s’il accepte ou non l’intervention et attester son choix par signature, il est nécessaire d’évaluer sa capacité de discernement.
La chirurgienne a le devoir d’informer le patient. Une personne incapable de discernement ne peut cependant pas être informée de manière suffisante selon la loi et ne peut donc pas non plus donner son accord à une intervention [4]. Si toutefois la chirurgienne donne les explications sur l’opération au fils de Monsieur H., alors que celui-ci est capable de discernement en la matière, elle s’expose alors au reproche de violer le secret professionnel et la loi sur la protection des données [5].
Le médecin de famille doit vérifier la capacité de discernement de Monsieur H. relative à la décision pour ou contre l’intervention chirurgicale. Il informera Monsieur H. qu’il va évaluer sa capacité de discernement et pourquoi il le fait. L’examen comprend le contrôle de la capacité de compréhension et de la capacité d’évaluation. Comme le médecin connaît l’attitude ambivalente de Monsieur H. et celle de rejet de son épouse, il convient de vérifier aussi très soigneusement la capacité de se forger une volonté et la capacité de la concrétiser. Pour procéder à cette évaluation et la documenter, le médecin peut recourir au formulaire U-Doc cité dans les directives [2]. Le document suggère des questions qui peuvent être posées à Monsieur H [6].
Pour élucider la capacité de compréhension, le médecin de famille détermine si Monsieur H. est en mesure de comprendre les explications reçues sur sa maladie, sur les alternatives proposées, sur leurs avantages et inconvénients respectifs, et de les reformuler avec ses propres mots.
La capacité d’évaluation doit permettre au patient de situer la décision à prendre dans son propre vécu, de juger de l’importance des informations reçues et aussi de faire entrer la dimension affective dans le processus de décision. Le médecin va par exemple demander à Monsieur H. ce que l’idée d’être opéré du cœur déclenche en lui.
En ce qui concerne la capacité de se forger une volonté et de la concrétiser, il s’agit de déterminer si Monsieur H. arrive à prendre une décision et à l’exprimer. Le médecin vérifie s’il peut expliquer les raisons de son choix et s’il semble en mesure de le défendre, par exemple face à son épouse qui s’oppose à l’intervention.
À la fin de l’évaluation, le médecin de famille consigne ses constats dans un rapport. Il communique à la chirurgienne de manière claire qu’au moment de l’examen, Monsieur H. possédait ou non la capacité de discernement lui permettant de se décider pour ou contre l’opération prévue. Il n’y a pas de nuance possible à la décision, c’est noir ou blanc: soit Monsieur H. est en mesure de décider s’il accepte l’intervention, soit il ne l’est pas.

Conclusions

La capacité de discernement revêt une importance fondamentale dans la pratique médicale quotidienne. Seule une patiente ou un patient capable de discernement peut donner un consentement valable à un traitement médical (ou consigner ses volontés dans des directives anticipées). Si un patient ou une patiente est incapable de discernement et n’a pas exprimé sa volonté dans des directives anticipées, un représentant ou une représentante prend sa place dans le processus de décision. Ainsi, la délimitation entre autodétermination et détermination par un tiers dépend largement de la capacité de discernement. Le fait de retirer à une personne le pouvoir de décider de ce qui relève de sa vie privée – comme le consentement à un traitement médical – est une atteinte grave qui peut avoir de lourdes conséquences sur l’identité de la personne, sur sa relation avec l’équipe de soins ainsi que sur sa structure relationnelle. D’un point de vue éthique, une telle dérogation ne peut être justifiée que si les conditions permettant à une personne d’agir en toute autonomie lui font défaut et qu’elle doive être protégée des possibles conséquences négatives de ses décisions – prises en état d’incapacité de discernement.
Tant la capacité de discernement des patients que la capacité de jugement des personnes chargées de l’évaluation peuvent être limitées. Les aprioris, liés par exemple à de profondes convictions idéologiques, à des valeurs individuelles ou à des conflits d’intérêts personnels, peuvent fausser l’évaluation. Une évaluation de qualité exige de la part de la personne qui la pratique une réflexion appropriée au sujet de ses propres préjugés, car le résultat de l’évaluation peut avoir de lourdes conséquences pour la patiente ou le patient. La capacité de discernement ne doit pas être évaluée de manière arbitraire; la décision doit reposer sur des critères transparents et être compréhensible au niveau intersubjectif. [2]
PD em. Dr méd. Klaus Bally
Spécialiste FMH en médecine générale
Centre universitaire de médecine de famille des deux Bâle | uniham-bb
St. Johanns-Parkweg 2
CH-4056 Basel
klaus.bally[at]unibas.ch
1. Pfister E. L’acceptation et l’implémentation des directives de l’ASSM dans le quotidien médical et infirmier. Bull Med Suisses. 2010;91(13):520–521.
2. ASSM [Internet]. Bern: La capacité de discernement dans la pratique médicale. Directives médico-ethiques de l'ASSM 2019 [cited 2024 May 14]. Available from: https://www.samw.ch/fr/Ethique/Apercu-des-themes/Capacite-de-discernement.html
3. Art. 16 Code civil suisse
4. Pally U. Mon patient est-il capable de discernement? Bull Med Suisses. 2019;100(34):1102-3.
5. Art. 321 Code pénal suisse et Art. 12f. Loi fédérale sur la protection des données
6. Universität Zürich [Internet]. Zürich: U-Doc-Deutsch [cited 2024 May 14]. Available from: https://www.samw.ch/dam/jcr:57d2f38a-2361-4fdc-8435-624c99f17bc2/formular_samw_evaluation_urteilsfaehigkeit_u_doc.pdf
Remarque sur le texte
Certaines parties du texte ont été reprises textuellement de la directive de l'ASSM «Capacité de discernement dans la pratique médicale» [2]. Nous remercions l'ASSM pour son autorisation.
Conflict of Interest Statement
Les auteurs ont déclaré ne pas avoir de conflits d'intérêts potentiels.
Author Contributions
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Alexey Novikov & Svetlana Noviko

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