Immersion communautaire – Les étudiant·e·s de médecine mènent une recherche dans la communauté
Pendant quatre semaines, les étudiant·e·s en médecine de 3e année de l’Université de Lausanne mènent une enquête dans la communauté sur le sujet de leur choix parmi quatre thématiques générales (climat, famille, risques et stigmatisations en 2022). L’objectif de ce module est de faire découvrir aux futurs médecins les déterminants non-biomédicaux de la santé, de la maladie et de l’exercice de la médecine: les styles de vie, les facteurs psychosociaux et culturels, l’environnement, les décisions politiques, les contraintes économiques, les questions éthiques, etc. Par groupes de 4 ou 5, les étudiant·e·s commencent par définir une question de recherche originale et en explorent la littérature scientifique. Leur travail de recherche les amène à entrer en contact avec le réseau d’acteurs de la communauté concernés, professionnels ou associations de patients dont ils analysent les rôles et influences respectives. Chaque groupe est accompagné par un·e tuteur·trice, enseignant·e de la Faculté de biologie et de médecine de l’Université de Lausanne, de l’Ecole de la Source à Lausanne ou d’autres institutions d’enseignement. Les étudiant·e·s présentent la synthèse de leurs travaux pendant un congrès de deux jours à la fin du module.
Depuis plus de dix ans, quelques groupes d’étudiant·e·s ont la possibilité d’effectuer leur travail dans le cadre d’un projet d’immersion communautaire interprofessionnelle organisé en partenariat avec la Haute école de la santé La Source. Le travail de terrain est réalisé par le groupe en immersion (résidentiel) dans une région de Suisse (séjour de 7 à 10 jours), tout en bénéficiant d’un accompagnement pédagogique par leurs tuteur·trice·s. Quatre travaux parmi les plus remarquables sont choisis pour être publiés dans Primary and Hospital Care.
Module d’immersion communautaire de la Faculté de biologie et de médecine de l’UNIL, sous la direction de Pr Patrick Bodenmann (responsable), Dr Francis Vu (coordinateur), Mme Meltem Bukulmez et Mme Mélanie Jordan (secrétariat), Pr Thierry Buclin, Dre Aude Fauvel, Dre Véronique Grazioli, Dre Nicole Jaunin Stalder, Dre Yolanda Müller, Mme Sophie Paroz, Dre Béatrice Schaad, et Pre Madeleine Baumann (HEdS La Source).
Introduction
L’endométriose, maladie chronique touchant 10 à 15% des femmes en âge de procréer [1], est une pathologie caractérisée par des dépôts de tissu endométrial s’implantant en dehors de la cavité utérine. Les douleurs chroniques associées à cette maladie impactent les sphères sociale, professionnelle, sentimentale et économique de la femme. L’endométriose est également la première cause d’infertilité dans les pays occidentaux: 40% des femmes atteintes sont infertiles [2].
Malgré l’importance manifeste de cette maladie, en moyenne sept ans s’écoulent entre l’apparition des symptômes et la pose du diagnostic [3]. Dans un premier temps, nous nous sommes donc intéressés à ce délai diagnostic en effectuant des recherches dans la littérature scientifique. Si on trouve des études portant sur les causes, les conséquences et les traitements de la maladie, très peu d’études concernent les causes de ce diagnostic tardif. Parmi quelques causes identifiées, on trouve le manque de formation des professionnels, de recherche et de centres spécialisés [4] ainsi que la sous-utilisation de méthodes diagnostics moins invasives que la laparoscopie [5]. Le tabou des règles, la normalisation des douleurs, le manque de notoriété de la maladie ainsi que le manque de sensibilisation de la population, identifiés comme facteurs socioculturels, sont mentionnés dans un nombre restreint d’études [6]. C’est pourquoi nous avons précisé la question de la manière suivante: «Quels sont les facteurs socioculturels menant à un diagnostic tardif de l’endométriose?»
Méthode
Les objectifs de notre travail sont d’identifier les déterminants socioculturels du retard diagnostic de l’endométriose à l’aide de la littérature et des entretiens avec les acteurs impliqués ainsi que de proposer des mesures à mettre en place pour diminuer ce retard diagnostic.
Les mots-clés suivants ont été employés pour faire la recherche de la littérature: «endométriose» et «diagnostic tardif», en anglais et en français, dans les bases de données PubMed, Lissa et CISMeF.
Une méthode de recherche qualitative sous forme d’entretiens individuels semi-structurés a été utilisée. Pour ce faire, 14 entretiens ont été menés avec une historienne et un anthropologue de la santé, un théologien, une autrice sur l’endométriose, un enseignant de l’Ecole de Médecine, une juriste représentante de l’association de patientes S-endo, une épidémiologiste, une spécialiste en santé sexuelle scolaire, une conseillère en santé sexuelle reproductive, un médecin généraliste, une gynécologue, une physiothérapeute, une journaliste de la télévision et une conseillère nationale. Nous avons également contacté un assureur maladie par e-mail pour répondre à quelques questions plus spécifiques sur les assurances.
Résultats
A la suite de ces 14 entretiens semi-structurés, nous avons identifié différents facteurs qui expliquent en partie le retard diagnostic. Nous les avons regroupés en facteurs médicaux et liés à l’organisation du système de santé d’une part, et en facteurs socioculturels d’autre part. La méconnaissance de la maladie est majoritairement expliquée par le manque de formation des professionnels de la santé ainsi que par le manque de recherche sur le sujet. La nécessité d’examens complémentaires pour poser le diagnostic et la difficulté à diagnostiquer la maladie en raison de symptômes variés et peu spécifiques ont également été récurrentes lors des interviews. La mauvaise répartition géographique de centres de soins spécialisés, moins souvent citée, est de même un facteur lié au système de santé qui peut entraver l’accès aux soins.
En lien avec notre question de recherche, différents facteurs socioculturels sont ressortis: la normalisation des douleurs par les patientes et par les professionnels pendant les menstruations et/ou pendant les rapports sexuels a été mentionnée par l’intégralité des intervenants; les différents tabous (11/14 intervenants) tels que la sexualité, les menstruations et le corps de la femme; les causes expliquées par l’histoire (7/14), comme la décrédibilisation de la parole de la femme; les causes expliquées par la religion (6/14) telles que la souffrance comme punition du péché originel; les biais de genre (6/14) expliquant le fait que les femmes sont moins bien prises en charge et sous-diagnostiquées par rapport aux hommes. A relever qu’une minorité des intervenants ne voyait pas de tabou autour de l’endométriose ou qu’il y avait peu de tabous autour de ce sujet en Suisse. Une autre minorité d’intervenants estimait également qu’il n’y avait pas de barrières socio-économiques entravant l’accès aux soins.
Il existe des populations dont les caractéristiques socioculturelles les rendraient plus à risque d’être diagnostiquées tardivement: les populations précaires économiquement (10/14) qui renonceraient aux soins, entre autres en raison d’une franchise élevée; les populations de certaines religions (6/14); celles avec un manque de littératie en santé (5/14); les populations migrantes (5/14) et d’autres populations minoritaires moins souvent mentionnées telles les personnes allophones, obèses, ayant subi des traumatismes sexuels et les femmes ayant des rapports sexuels avec des femmes.
Lors des interviews, les intervenants ont été interrogés au sujet des mesures qui pourraient être mises en place pour réduire le délai diagnostic. Les mesures majoritairement proposées sont les suivantes: l’information et la promotion d’évènements liés à l’endométriose par l’intermédiaire des médias, des réseaux sociaux et de conférences; l’éducation de la famille; la sensibilisation et la prévention à l’aide de campagnes; la meilleure formation de tous les corps de métiers pouvant recevoir des patientes atteintes; l’investissement de fonds par les institutions politiques pour la recherche et les statistiques; et l’établissement d’un centre de l’endométriose par canton. D’autres mesures intéressantes ont également été mentionnées, par exemple: accorder plus de place aux autres moyens diagnostics comme le test salivaire ou rendre gratuite une première consultation pour des règles douloureuses.
Discussion
Les acteurs ont mentionné aussi bien des facteurs médicaux que socioculturels pouvant mener au diagnostic tardif de l’endométriose. Les deux facteurs socioculturels les plus cités sont la normalisation des douleurs de règles et les tabous liés à l’endométriose.
Tous les éléments de la littérature expliquant le retard diagnostic que nous avons relevés sont également ressortis lors de nos interviews. De plus, les intervenants ont relevé de nombreux autres facteurs socioculturels comme les causes historiques, les causes religieuses et le biais de genre. Nous avons trouvé certains de ces facteurs dans la littérature grise, mais ils ne figurent pas dans la littérature scientifique.
Nos intervenants ont mentionné de nombreuses idées prometteuses pour diminuer le retard diagnostic de l’endométriose, mais celles-ci nécessitent des fonds qui dépendent des instances politiques. Par exemple, une tentative récente de création d’un observatoire afin de recenser les cas et répertorier les symptômes de l’endométriose a été déposée au Conseil Fédéral qui l’a rejetée. Malheureusement, l’endométriose n’est à ce jour pas considérée comme une priorité de santé publique, ce qui représente une barrière à la mise en place de mesures. Cela n’est finalement pas si étonnant dans la mesure où certains professionnels de la santé directement confrontés à cette maladie ne voient ni les difficultés d’accès aux soins pour les personnes précaires économiquement, ni les tabous autour de cette maladie.
En conclusion, même si les mentalités sont en train d’évoluer dans le bon de sens, une lacune existe dans la littérature scientifique par rapport aux facteurs socioculturels expliquant le retard diagnostic. Ceux-ci mériteraient d’être plus étudiés pour agir en fonction et ainsi réduire toutes les conséquences liées au diagnostic tardif de l’endométriose.
Le poster accompagnant le texte est disponible sous forme d’annexe en ligne.
Pour question de simplification, le mot «femmes» a été utilisé, mais il inclut toute personne avec un utérus.
Nous tenons à remercier notre tuteur Dr Alexandre Ronga et toutes les personnes interviewées dans le cadre de ce travail, ainsi que les membres du comité de direction du travail de bachelor en Immersion Communautaire, en particulier Dre Yolanda Müller qui nous a soutenus dans la publication de cet article.
Dr méd. Alexandre Ronga
Rue du Bugnon 44
CH-1011 Lausanne
dvms.imco[at]unisante.ch
1 Hôpitaux Universitaires Genève – gynecologie - endometriose [Internet]. Genève: L'endométriose [cité 21 juin 2022]. Available from:
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