L’exemple de la prescription des antalgiques

Les biais des soignants face à la douleur aiguë chez les patients noirs

Didactique
Édition
2023/09
DOI:
https://doi.org/10.4414/phc-f.2023.10681
Prim Hosp Care Med Int Gen. 2023;23(09):274-276

Affiliations
Étudiant·e·s en 3ème année de médecine à l’Université de Lausanne

Publié le 06.09.2023

Immersion communautaire – Les étudiant·e·s en médecine mènent une recherche dans la communauté

Pendant quatre semaines, les étudiant·e·s en médecine de 3e année de l’Université de Lausanne mènent une enquête dans la communauté sur le sujet de leur choix parmi quatre thématiques générales (climat, famille, risques et stigmatisations en 2022). L’objectif de ce module est de faire découvrir aux futurs médecins les déterminants non-biomédicaux de la santé, de la maladie et de l’exercice de la médecine: les styles de vie, les facteurs psychosociaux et culturels, l’environnement, les décisions politiques, les contraintes économiques, les questions éthiques, etc. Par groupes de 4 ou 5, les étudiant·e·s commencent par définir une question de recherche originale et en explorent la littérature scientifique. Leur travail de recherche les amène à entrer en contact avec le réseau d’acteurs de la communauté concernés, professionnels ou associations de patients dont ils analysent les rôles et influences respectives. Chaque groupe est accompagné par un·e tuteur·trice, enseignant·e de la Faculté de biologie et de médecine de l’Université de Lausanne, de l’Ecole de la Source à Lausanne ou d’autres institutions d’enseignement partenaires. Les étudiant·e·s présentent la synthèse de leurs travaux pendant un congrès de deux jours à la fin du module.
Depuis plus de dix ans, quelques groupes d’étudiant·e·s ont la possibilité d’effectuer leur travail dans le cadre d’un projet d’immersion communautaire interprofessionnelle organisé en partenariat avec la Haute école de la santé La Source. Le travail de terrain est réalisé par le groupe en immersion (résidentiel) dans une région de Suisse (séjour de 7 à 10 jours), tout en bénéficiant d’un accompagnement pédagogique par leurs tuteur·trice·s. Quatre travaux parmi les plus remarquables sont choisis pour être publiés dans Primary and Hospital Care.
Module d’immersion communautaire de la Faculté de biologie et de médecine de l’UNIL, sous la direction de Pr Patrick Bodenmann (responsable), Dr Francis Vu (coordinateur), Mme Meltem Bukulmez et Mme Mélanie Jordan (secrétariat), Pr Thierry Buclin, Dre Aude Fauvel, Dre Véronique Grazioli, Dre Nicole Jaunin Stalder, Dre Yolanda Müller, Mme Sophie Paroz, Dre Béatrice Schaad, et Pre Madeleine Baumann (HEdS La Source).

Introduction

Dans de nombreux lieux, les patients noirs, comparés aux patients blancs, souffrent encore de nos jours d’une prise en charge médicale inéquitable. Le phénomène est mis en évidence dans plusieurs études aux Etats-Unis, qui montrent une disparité dans l’utilisation d’analgésiques chez les patients noirs [1–3]. En effet, ceux-ci reçoivent significativement moins fréquemment d’analgésiques opioïdes et à moindres doses que les patients blancs. Ceci pourrait être expliqué par de fausses croyances sur des différences biologiques entre les personnes noires et blanches et sur un comportement à risque de recherche de drogues chez les patients noirs [4, 5].
A ce jour, la question des iniquités et des biais raciaux dans le milieu de la santé a été peu étudiée en dehors des Etats-Unis. Les données sont particulièrement rares en Suisse [6]. Ce travail vise à évaluer si la situation américaine est transposable en Suisse et à mieux comprendre quels seraient les éventuels biais dans la prise en charge de la douleur aiguë chez les patients noirs en Suisse romande.
Nos objectifs étaient d’identifier les éventuelles différences dans la prise en charge de la douleur chez les patients noirs comparés aux patients blancs, d’explorer les raisons invoquées et le point de vue des soignants concernant ces différences, de décrire les éventuelles mesures existantes pour prévenir une prise en charge inégalitaire et d’identifier d’autres mesures préventives qui pourraient être mises en place.

Méthode

Nous avons mené des entretiens semi-structurés avec 11 professionnels. Il s’agissait de deux urgentistes, une sociologue, un historien, une responsable d’un centre d’antalgie, un infirmier de triage, un infirmier anesthésiste, une infirmière noire, un psychiatre membre d’Appartenance (organisation pour la santé des migrants), une infirmière membre de Point d’Eau (fondation pour la santé des personnes vulnérables) et un professeur en pharmacologie clinique. Les professionnels interrogés étaient informés avant l’entretien de la procédure et des objectifs de notre travail par une fiche d’information. La recherche s’est limitée à une enquête d’opinion, garantissant aux participants qu’aucun jugement ne serait porté à leur égard.
Les données identifiantes n’ont pas été demandées. Les enregistrements des entretiens, utiles pour leur analyse, ont été détruits au terme du travail et le consentement des participants a été demandé.
La grille d’entretien (voir encadré thème 1-3) a été élaborée en se basant sur la littérature évaluant les besoins et pratiques actuelles aux Etats-Unis [1–5]. Notre définition sociétale et culturelle de certains termes dans le cadre de ce travail a été reprise de la littérature américaine. Ainsi, dans cette étude, le terme «patient noir» désigne des femmes et des hommes noirs d’ascendance africaine, et le terme «ethnie» désigne un ensemble de personnes que rapprochent un certain nombre de caractères de civilisation, notamment la langue et la culture.
Enfin, nous avons analysé le contenu des enregistrements des entretiens et mis en avant les déclarations importantes, en les organisant en thèmes et sous-thèmes.

Résultats

La plupart des intervenants n’ont pas rapporté de différence dans la prise en charge de la douleur aiguë entre les patients noirs et les patients blancs dans leur pratique clinique. La prescription d’antalgiques ne différerait donc pas entre les ethnies. Cependant, la grande majorité de nos intervenants assume l’existence de biais implicites raciaux. Certains soignants ont même pu observer une moins bonne prise en charge de la douleur aiguë chez des patients noirs.
Lors de nos entretiens, les intervenants ont fréquemment mis en évidence que la situation aux Etats-Unis n’était pas transposable à celle de Suisse romande. Les cadres historiques et socioculturels expliquent bien cette différence. Aux Etats-Unis, les antécédents d’esclavagisme sont encore très influents alors que la problématique est moins prévalente en Suisse. De plus, la population noire en Suisse est moins nombreuse qu’aux Etats-Unis et les systèmes de santé et d’aides sociales sont incomparables. Finalement, la population noire est plus souvent associée à un niveau socio-économique bas, défavorable à une prise en charge optimale. Certains intervenants affirment qu’il existe une différence biologique légère dans la perception de la douleur entre les patients noirs et les patients blancs, mais celle-ci est négligeable par rapport aux facteurs socioculturels et individuels. On relève également une différence culturelle dans l’expression de la douleur.
Certains intervenants déplorent le manque de littérature, facilement explicable par un manque de données. En effet, la notion d’ethnie n’est pas mentionnée dans les dossiers médicaux.
Parmi les mesures préventives existantes, un protocole de prise en charge de la douleur a été mis en place au CHUV, se basant sur le point de vue subjectif du patient. L’ethnie n’est pas une variable de ce protocole.
Thème 1: connaissances dans la prise en charge de la douleur chez les patients noirs
Question 1Selon vous, quelles seraient les inégalités dans la prise en charge de la douleur chez les personnes noires?
RelanceQuelles seraient les différences biologiques dans le ressenti de la douleur chez les patients noirs par rapport aux patients blancs?
RelanceEst-ce qu’il existe un protocole/algorithme dans la prise en charge de la douleur? Si oui, est-ce que la notion d’ethnie y apparaît?
RelanceAux Etats-Unis, les soignants prescrivent moins d’antalgiques aux patients noirs. Selon vous, quelle pourrait en être la raison?
RelanceD’après vous, est-ce que la situation aux États-Unis reflète la situation en Suisse?
Thème 2: expérience dans la prise en charge de la douleur chez les patients noirs
Question 2Quelles sont vos expériences dans la prise en charge de la douleur chez les personnes noires?
Question 3Est-ce que vous observez des inégalités dans la prise en charge des personnes noires par rapport aux personnes blanches?
RelanceAvez-vous observé cela chez vos collègues?
RelanceEst-ce que vous rencontrez des difficultés à évaluer l’intensité de la douleur chez les patients noirs?
RelanceAvez-vous l’impression que vos patients noirs expriment différemment la douleur?
RelanceEst-ce que vous avez l’impression que les patients noirs sont satisfaits de leur prise en charge (par exemple: est-ce qu’ils demandent plus d’antalgiques?)?
RelanceAux Etats-Unis, les études montrent que les soignants prescrivent moins d’antalgiques aux patients noirs pour deux raisons: 1) les patients géreraient mieux la douleur; 2) les patients seraient plus sujets à l’addiction.
Est-ce que vous pensez qu’il existe une susceptibilité plus élevée chez les patients noirs?
Thème 3: stratégies et mesures préventives
Question 4Est-ce qu’il existe des mesures pour prévenir ces inégalités?
RelanceQue pourrions-nous mettre en place afin d’éviter ces inégalités de prise en charge?
Finalement, selon nos intervenants, le meilleur moyen d’éviter une prise en charge inégalitaire pour les patients noirs est de sensibiliser et d’éduquer les soignants sur leurs propres biais raciaux. Une autre mesure pourrait être d’encourager une diversité dans le personnel soignant en mettant en place des quotas, par exemple.
En conclusion, les données à disposition en Suisse ne nous permettent pas de quantifier une inégalité de prise en charge. Cependant, une perception subjective peut être retenue des entretiens semi-structurés que nous avons menés.

Discussion

La plupart des intervenants assument l’existence d’un racisme systémique et donc de biais raciaux implicites, susceptibles de péjorer la prise en charge médicale des patients noirs en Suisse. Comme indiqué dans nos résultats, certains soignants ont même mentionné des cas concrets prouvant l’existence de biais implicites influençant les soins prodigués aux patients noirs. Ceci est également confirmé par la littérature, les cas de racisme étant en hausse dans le pays [6]. Cependant, le contexte suisse demeure très différent du contexte américain, entaché par l’esclavage et la crise des opioïdes. Aux Etats-Unis, ce sont les préjugés sur l’addiction et une tolérance supérieure à la douleur chez les patients noirs qui influencent plus fortement la prise en charge [4, 5], alors qu’en Suisse, ce sont d’autres facteurs socioculturels qui prédominent. Par exemple, l’expression de la douleur diffère d’une culture à l’autre, ce qui rend l’interprétation de l’intensité de cette douleur plus difficile pour le soignant.
D’après les intervenants, les patients noirs en Suisse romande ne reçoivent pas moins d’antalgiques, notamment car les protocoles d’évaluation de la douleur se basent sur le ressenti subjectif du patient et n’incluent pas l’ethnie. Cependant, nous n’avons malheureusement pas de données pour vérifier cette hypothèse, et ne pouvons donc pas quantifier l’ampleur d’une telle problématique qui existerait en Suisse. Cela nécessiterait une analyse des dossiers de patients, mais l’accès limité aux données ainsi que l’absence de l’ethnie dans les documentations rendraient le travail compliqué.
Dans un but de prévention, il demeure essentiel d’éduquer les soignants sur les biais raciaux implicites et la manière dont les différences transculturelles peuvent impacter la prise en charge médicale.
Une difficulté de notre étude résulte du fait qu’il est très complexe, voire impossible, de mettre en évidence les biais raciaux implicites des soignants. En outre, les intervenants pourraient avoir présenté des biais de désirabilité sociale lors de nos interviews qualitatives. «Je pense qu’il y a des raisons de penser qu’il y aura des discriminations dans notre prise en charge, la difficulté c’est de les exposer», nous dit un médecin urgentiste du CHUV.
Le poster accompagnant le texte est disponible sous forme d’annexe en ligne en tant que document séparé à l’adresse www.primary-hospital-care.ch
Nous remercions le Dr Joseph Studer pour nous avoir suivis et aidés durant ce travail, les Prof. Thierry Buclin et Patrick Bodenmann pour leur relecture ainsi que toutes les personnes qui ont participé aux entretiens.
Dr méd Alexandre Ronga
Rue du Bugnon 44
CH-1011 Lausanne
dvms.imco[at]unisante.ch
1 Berger AJ, Wang Y, Rowe C, Chung B, Chang S, Haleblian G. Racial disparities in analgesic use amongst patients presenting to the emergency department for kidney stones in the United States. Am J Emerg Med. 2021;39:71–4. doi: 10.1016/j.ajem.2020.01.017.
2 Meghani SH, Byun E, Gallagher RM. Time to take stock: a meta-analysis and systematic review of analgesic treatment disparities for pain in the United States. Pain Med. 2012;13(2):150–74. doi: 10.1111/j.1526-4637.2011.01310.x.
3 Ezenwa MO, Ameringer S, Ward SE, Serlin RC. Racial and ethnic disparities in pain management in the United States. J Nurs Scholarsh. 2006;38(3):225–33. doi: 10.1111/j.1547-5069.2006.00107.x.
4 Hoffman KM, Trawalter S, Axt JR, Oliver MN. Racial bias in pain assessment and treatment recommendations, and false beliefs about biological differences between blacks and whites. Proc Natl Acad Sci U S A. 2016;113(16):4296–301. doi: 10.1073/pnas.1516047113.
5 Singhal A, Tien YY, Hsia RY. Racial-Ethnic Disparities in Opioid Prescriptions at Emergency Department Visits for Conditions Commonly Associated with Prescription Drug Abuse. PLoS One. 2016;11(8):e0159224. doi: 10.1371/journal.pone.0159224
6 Logean, S. Les soignants ne sont pas à l’abri des préjugés. Le Temps [en ligne]. 27 juillet 2020. Disponible sur: https://www.letemps.ch/sciences/soignants-ne-labri-prejuges

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