Des tumeurs du poumon créées en laboratoire

Savoir
Édition
2024/09
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2024.1359191313
Bull Med Suisses. 2024;105(09):62-63

Publié le 28.02.2024

Oncohématologie
Des chercheurs genevois sont parvenus à fabriquer des amas de cellules cancéreuses à partir de tissus prélevés sur des patients. Cela permettra de tester l’efficacité de divers traitements, ouvrant la voie à une médecine personnalisée.
Une équipe de l’Université de Genève (UNIGE) et des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG) est parvenue à cultiver en laboratoire les tumeurs du poumon de 21 patients. Composées de 1000 à 1500 cellules, ces sphères d’un diamètre de 230 microns ont été obtenues à partir de fragments de tumeurs récoltés lors d’interventions chirurgicales [1].
De gauche à droite: une microscopie optique d’un sphéroïde de tumeur pulmonaire et une microscopie à fluorescence obtenue après immunomarquage des cellules avec un anticorps vert reconnaissant la cytokératine 7.
© Véronique Serre-Beinier
Pour les produire, les chercheurs ont commencé par sélectionner les cellules épithéliales pulmonaires. «Nous les avons cultivées en monocouche, afin de favoriser leur multiplication, avant de les agréger sous la forme de sphères», détaille la Dre Véronique Serre-Beinier, principale auteure de l’étude publiée dans la revue Cancers, qui est aussi responsable du laboratoire de recherche fondamentale du Service de chirurgie thoracique et endocrinienne des HUG.

Apports et difficultés

C’est la première fois que la méthode est décrite aussi précisément. «Cela fait des décennies que les chercheurs tentent de modéliser des tumeurs», indique MD Brigitte Gomperts, chercheuse au Centre de recherche Broad sur les cellules souches de la University of California de Los Angeles, qui produit elle aussi des modèles de tumeurs pulmonaires. «On a commencé par implanter des tissus tumoraux sur des souris, mais cela ne reproduisait que de façon imparfaite ce qui se passe chez les humains.»
L’étape suivante a été de développer des modèles en 3D – les fameux sphéroïdes – en laboratoire. «Mais la méthode, née il y a plus de dix ans, n’avait été jusqu’ici que peu appliquée dans le cas du cancer du poumon», dit-elle. En Suisse, il s’agit d’une première.
Cela n’a pas été sans défis. «Parmi les cellules mises en culture, il y avait des cellules cancéreuses et des cellules saines», explique Véronique Serre-Beinier. «Or, les secondes ont tendance à pousser plus vite et à devenir dominantes.» Les chercheurs ont donc dû s’assurer que leurs modèles comprenaient suffisamment de cellules tumorales. «Le sphéroïde est utilisable à partir de 50 à 70% de cellules cancéreuses», précise la scientifique. Cela concernait environ la moitié des modèles développés par l’équipe genevoise.
Les chercheurs se sont également heurtés à la difficulté de se procurer des échantillons de tissus cancéreux. «La plupart des patients avaient des tumeurs primaires localisées», note Véronique Serre-Beinier. «Or, il fallait du tissu pour déterminer les caractéristiques génétiques et moléculaires de ces dernières et il n’en restait pas toujours assez pour notre approche.»

L’importance des sphéroïdes

Et pour le patient, quels sont les bénéfices? «Les tumeurs du poumon représentent la première cause de mortalité liée au cancer sur le plan mondial et en Suisse», indique-t-elle. «De plus, dans les cinq années suivant le diagnostic, seule une personne sur cinq survit. Ces chiffres sous-entendent que les traitements à disposition ne sont pas assez efficaces.»
Cela est notamment dû à l’hétérogénéité des cancers du poumon. «Il existe de nombreux sous-types, en fonction du type de cellules dont ils sont issus», détaille-t-elle. Cela rend l’identification du traitement le plus efficace malaisé. D’où l’importance des sphéroïdes. Fonctionnant comme autant de tumeurs de substitution, ils permettent de tester diverses molécules pour examiner leurs effets sur les cellules cancéreuses et déterminer le traitement qui a le plus de chances de produire de bons résultats.
Sur le conseil des oncologues, les chercheurs de l’UNIGE et des HUG ont soumis leurs sphéroïdes à deux chimiothérapies combinées – cisplatine/étoposide et cisplatine/paclitaxel – puis ont continué à les cultiver durant 17 à 18 jours. À l’issue de cette période, ils ont constaté que le sphéroïde exhibait une croissance inhibée et une viabilité réduite, comparée à une structure de contrôle.
Lorsque les traitements étaient administrés à de fortes doses, la réduction du diamètre du sphéroïde atteignait 39% avec le premier et 24% avec le second. Sa viabilité avait quant à elle diminué de 100% avec le premier et de 71% avec le second. «La combinaison cisplatine/étoposide semble donc montrer une efficacité accrue», commente Véronique Serre-Beinier.
En parallèle, l’équipe de l’UNIGE et des HUG a produit un second lot de sphéroïdes à partir des cellules pulmonaires saines du patient. «Les traitements anti-cancéreux ont de nombreux effets secondaires et peuvent détruire des tissus en bonne santé», détaille-t-elle. «Les tester sur des cellules ‘normales’ permet d’établir leur toxicité.»

Une étude clinique se profile

La prochaine étape consistera à reproduire l’expérience à plus large échelle, afin de permettre des applications cliniques. «Si on veut tester une multitude de combinaisons de molécules, il faut pouvoir créer rapidement un grand nombre de sphéroïdes, car souvent le patient ne peut pas attendre trop longtemps avant d’entamer son traitement», souligne Brigitte Gomperts. L’équipe genevoise espère y parvenir d’ici trois à cinq ans, ce qui lui permettra de mener une étude clinique sur une première cohorte de patients.
«À terme, nous aimerions nous servir des sphéroïdes pour tester les thérapies moléculaires ciblées qui s’en prennent aux mutations de la tumeur», précise Véronique Serre-Beinier. Les sphéroïdes permettront aussi d’obtenir une meilleure compréhension des résistances que 30 à 40% des patients développent face à leur thérapie, à travers l’étude des cellules qui ont survécu aux traitements et recommencé à proliférer.
À plus long terme, il faudra toutefois développer des modèles tumoraux plus complexes comprenant d’autres types de cellules, comme des fibroblastes et des cellules immunitaires. «On aura alors recréé le micro-environnement avec lequel les cellules cancéreuses interagissent dans le corps humain», indique Véronique Serre-Beinier.
Cela permettra de tester l’efficacité des immunothérapies, qui se servent des lymphocytes T du patient pour détruire le cancer. Plus proches de la réalité du patient, ces modèles auront en outre un pouvoir prédictif plus important.
1 Mueggler, A.; Pilotto, E.; Perriraz-Mayer, N.; Jiang, S.; Addeo, A.; Bédat, B.; Karenovics, W.; Triponez, F.; Serre-Beinier, V. An Optimized Method to Culture Human Primary Lung Tumor Cell Spheroids. Cancers 2023, 15, 5576. https://doi.org/10.3390/cancers15235576

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