Une carrière scientifique entre Genève et Moscou

Portrait
Édition
2024/05
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2024.1334955219
Bull Med Suisses. 2024;105(05):62-63

Publié le 31.01.2024

Acclamée et persécutée
La carrière de Lina Stern connaît une ascension fulgurante puis une chute tout aussi rapide. Ne pouvant étudier la médecine en Russie, elle se rend à Genève, où elle deviendra la première femme professeure de biochimie médicale. L’année 1925 marque son retour en Russie sous le régime stalinien. Après son emprisonnement et son exil, elle reprend ses activités de recherche à l’âge de 75 ans.
En 1890, plus d’un quart des étudiants de l’Université de Genève sont ressortissants de l’Empire des tsars. En 1908, cet effectif atteint la moitié [1], caractérisé par la présence de nombreuses femmes. En effet, les rares places d’études prévues pour la gent féminine en Russie sont réservées à la noblesse.
"Dr. Lina Stern, Professor of Physiology at the University of Moscow"
La physiologiste Lina Stern en 1929.
© Acc. 90-105, Science Service, Records, 1920s-1970s, Smithsonian Institution Archives
Née en 1878 à Liepāja (Lettonie), dans une famille de commerçants juifs germanophones plutôt aisés, Lina Stern est l’aînée d’une fratrie de sept enfants. Bien décidée à devenir médecin, elle fait plusieurs tentatives infructueuses en Russie puis part étudier la médecine dans la ville cosmopolite de Genève.

Première professeure à Genève

Dès ses études, Lina Stern se passionne pour la physiologie et obtient une place dans le laboratoire de Jean-Louis Prévost, titulaire de la chaire. Tout juste diplômée, elle retourne en Russie en 1903 pour s’y installer comme médecin. C’est alors qu’elle reçoit une lettre du professeur Prévost, qui lui demande de revenir dans son institut. Elle accepte la proposition. De retour à Genève, elle publie de nombreux articles, dont plusieurs travaux cruciaux sur la respiration cellulaire et le métabolisme des organes [1].

On s’attaque à son statut de scientifique. En parallèle, l’antisémitisme fait rage dans l’État soviétique.

En 1918, Lina Stern est nommée professeure extraordinaire de biochimie médicale à l’Université de Genève, discipline anciennement appelée «chimie physiologique». La quadragénaire devient ainsi la première femme professeure de cette institution prestigieuse. Elle profite de cette position pour ouvrir un nouveau domaine de recherche. Elle s’intéresse entre autres à l’étude de la barrière hémato-encéphalique, désignation qu’elle a elle-même introduite dans les sciences [1].
Après le rejet de sa demande de poste de professeure ordinaire, des collègues russes la convainquent d’occuper la chaire de physiologie à la Deuxième université d’État de Moscou. En 1925, Lina Stern quitte définitivement la Suisse, en partie pour aider à la construction de la toute jeune Union soviétique [1].

La science sous le régime soviétique

Elle y fait carrière. À partir de 1929, elle dirige un institut de physiologie, fonde une revue scientifique et est admise en 1932 à l’Académie Léopoldine, prestigieuse société scientifique allemande [2].
La politisation croissante des sciences sous Joseph Staline contraint de plus en plus la recherche. On considère le politiquement acceptable comme étant juste. Les mots d’ordre sont donnés par l’agronome Trofim Denissovitch Lyssenko et ses camarades, dont les idées scientifiques correspondent à l’idéologie de l’État [3]. De nombreux chercheurs sont arrêtés, condamnés ou disparaissent. Même des communistes fidèles peuvent du jour au lendemain devenir ennemis de l’État.
La carrière de Lina Stern a d’abord connu un essor dans l’État soviétique. En 1938, en pleines vagues de persécutions staliniennes, elle adhère au Parti communiste de l’Union soviétique (PCUS) après une longue attente. En 1939, elle est la première femme à devenir membre de l’Académie soviétique des sciences. En 1943, elle reçoit le très respecté «Prix Staline» pour ses recherches sur la barrière hémato-encéphalique. Pendant la Seconde Guerre mondiale, elle devient membre de trois des cinq «comités antifascistes», dont le Comité antifasciste juif. On apprécie, par ailleurs, son réseau de contacts européens, considéré utile à Staline pour gagner le soutien des États occidentaux contre l’Allemagne nazie [3].

Depuis 2018, l’Académie Suisse des Sciences Médicales décerne le Prix Stern-Gattiker à des femmes actives dans la médecine académique.

L’exil au Kazakhstan

Toutefois, le parti se retourne contre elle à la fin de la guerre. On s’attaque à son statut de scientifique. En parallèle, l’antisémitisme fait rage dans l’État soviétique. Alors qu’elle évite de justesse le licenciement à des collègues juifs, on ferme son institut en 1948. La femme scientifique est arrêtée avec quatorze membres dirigeants du Comité antifasciste juif, désormais dissous. Des conditions de détention inhumaines, des tortures et des procès-spectacles s’ensuivent. Treize collègues du comité sont condamnés à mort et exécutés, l’un d’entre eux meurt en détention [2]. Lina Stern est la seule survivante, condamnée à plusieurs années de prison, puis exilée à Shambyl, une région désertique dans le sud du Kazakhstan [3]. À l’exception d’un entretien avec un scientifique lui aussi persécuté, Lina Stern n’a fait aucune déclaration sur cette expérience [3].

Réhabilitation et doctorat honoris causa

Ce n’est qu’à l'âge de 75 ans que Lina Stern retourne à Moscou, après la mort de Staline en 1953. On annule les condamnations prononcées en 1955 et la réhabilite en 1958. Avec des privilèges tels qu’une domestique et un chauffeur privé, elle reprend, à un âge avancé, ses recherches sur la barrière hémato-encéphalique, sur les effets des rayonnements radioactifs et organise plusieurs congrès. En 1960, elle reçoit le titre de docteur honoris causa de l’Université de Genève [2]. Elle décède en 1968 à Moscou à l’âge de 90 ans.
Depuis 2018, l’Académie Suisse des Sciences Médicales (ASSM) rend hommage à Lina Stern en décernant le Prix Stern-Gattiker à des femmes actives dans la médecine académique.
1 Vein A. Science and Fate: Lina Stern (1878–1968), A Neurophysiologist and Biochemist. Journal of the History of the Neurosciences 17 (2008): 195–206 (https://doi.org/10.1080/09647040601138478).
2 Dreifuss JJ, Tikhonov N. Lina Stern (1878-1968). Physiologin und Biochemikerin, erste Professorin an der Universität Genf und Opfer stalinistischer Prozesse. Schweiz Ärzteztg. 86 (2005): 1594–1597.
3 Nakhimovsky A, Lina Solomonovna Stern (Shtern). Shalvi/Hyman Encyclopedia of Jewish Women. 23 June 2021. Jewish Women's Archive. (Viewed on September 14, 2023) .

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