Comment les décisions politiques augmentent la bureaucratie

Comment les décisions politiques augmentent la bureaucratie

Analyse de la semaine
Édition
2024/08
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2024.1317689055
Bull Med Suisses. 2024;105(08):22

Publié le 21.02.2024

Explosion réglementaire
La bureaucratie dans le secteur de la santé ne cesse d’augmenter bien qu’elle soit considérée comme un problème. Lorsque l’administration fédérale réglemente les soins aux patients et que les politiques ignorent l’expertise du terrain, c’est la bureaucratie qui augmente et le temps consacré aux patients qui diminue.
Depuis des années, la FMH attire régulièrement l’attention sur le problème de la bureaucratie qui ne cesse de croître dans le secteur de la santé. Nous fournissons des chiffres [2,3], des analyses politiques [4,5] et montrons également, avec d’autres professions libérales comme les architectes, les physiothérapeutes ou les notaires, à quel point il est urgent de réduire la bureaucratie [6]. Une étude de l’Union suisse des professions libérales (USPL) a montré que les cabinets médicaux consacrent environ 9,8 heures par semaine aux tâches administratives – soit plus d’un jour de travail par semaine.

Prise de conscience

Avec le temps, le problème suscite une attention accrue. La Sonntagszeitung a récemment rapporté que, selon les statistiques hospitalières, «le personnel soignant a augmenté de 21% en équivalents plein temps entre 2010 et 2021, contre 45% pour le personnel administratif» [7]. Cette évolution est encore plus dramatique si l’on considère la masse salariale: la rémunération totale du personnel soignant de l’hôpital universitaire de Zurich n’a augmenté que de 12% depuis 2009, contre 262% pour le personnel administratif. Cette forte disparité apparaît aussi dans d’autres hôpitaux [7]. L’avalanche réglementaire qui découle de l’augmentation du nombre de dossiers traités par le Parlement fédéral implique l’engagement de toujours plus de personnel académique coûteux. À ces tâches administratives s’ajoutent celles du personnel infirmier et des médecins: le temps qui leur est consacré a «augmenté de 30% par patient depuis 2018» [7].

Aucune loi n’a pour objectif d’augmenter la bureaucratie, mais elle en est souvent le résultat.

Les lois, source de bureaucratie

Cela devrait faire réfléchir les responsables politiques: les modifications de lois n’ont jamais pour objectif d’augmenter la bureaucratie – et pourtant, c’est précisément le résultat qu’elles obtiennent. Une législation ne cessant de promettre efficience, qualité et économicité a de facto surtout engendré des coûts administratifs sans qu’aucun progrès justifiant ces dépenses ne soit perceptible. Ce travail administratif ne coûte pas seulement de l’argent, il entrave surtout la motivation des professionnels de la santé et réduit le temps consacré aux traitements. Celles et ceux que cette évolution frustre quittent la profession, les autres passent de plus en plus de temps à remplir des formulaires et de moins en moins avec leurs patients. De cette manière, l’efficacité, la qualité et l’économicité sont en perte de vitesse, tandis que s’aggravent les conséquences d’un manque de personnel qualifié, déjà important.
Les ralentissements administratifs continueront d’augmenter si nous devons répondre à des conditions législatives dysfonctionnelles.
© Source: International Health Policy Survey 2022 [1]

Nouveau fournisseur de prestations

Même si l’exigence de réduire la bureaucratie est sur toutes les lèvres, la réalité montre les difficultés de contrer une évolution constante. La décision prise récemment par la commission de la santé du Conseil des États (CSSS-E) concernant les «réseaux de soins coordonnés» nous en livre un triste exemple [8]. Cette invention des autorités a été dotée d’un titre prometteur mais malheureusement, son contenu n’est nullement utilisable: elle prévoit un nouveau type de fournisseur de prestations qui serait fortement réglementé par l’État, sans apporter aucune valeur ajoutée mais créant beaucoup de travail administratif supplémentaire [9]. Les acteurs du secteur de la santé ont manifesté de concert leur désapprobation à ce projet lors d’une audition à la commission de la santé du Conseil national (CSSS-N) en octobre 2022 [10]. Trois grandes tables rondes organisées ensuite par l’OFSP n’y ont rien changé; une grande majorité continue d’estimer que ce projet de loi est superflu, pour ne pas dire nuisible [11], tout en évoquant des pistes plus adéquates [12]. Les résultats exposés par écrit ont finalement convaincu la CSSS-N qui a rejeté le projet et a même clairement refusé une variante allégée prévoyant «moins de conditions» [13].

Une loi n’est pas une formule magique: ce n’est pas parce que son intitulé évoque de nobles objectifs qu’elle nous en rapproche.

Demander un avis et l’ignorer

On aurait pu penser que l’histoire de ce projet administratif inutilisable s’arrêterait là. Pratiquement toutes celles et ceux qui exercent dans le secteur de la santé ont jugé le concept inadapté à la pratique et ont expliqué, lors d’auditions, de discussions, de rapports, de prises de position et de publications, pourquoi le projet ne menait à rien et quelles pistes seraient préférables. Même les réseaux de soins existants se sont clairement prononcés contre ce projet qui prétend pourtant les encourager. Alors que les avis remontant du terrain ont été entendus par la CSSS-N, une majorité de la CSSS-E a décidé en janvier de faire fi de l’expertise obtenue à grands frais. Huit personnes de la CSSS-E ont voté en janvier 2024 pour que le projet de l’administration soit réintégré dans le deuxième volet de mesures du Conseil fédéral [8]. Ce faisant, elles ont non seulement mis en minorité cinq autres membres de la commission, mais elles ont surtout ignoré les connaissances pratiques de toutes celles et ceux qui travaillent quotidiennement en réseau et coordonnent les traitements.

Quand l’administration gère les soins

La marche arrière enclenchée par la CSSS-E illustre sans détour comment les décisions politiques poursuivent sur la voie de la réglementation et de la bureaucratie sans se laisser impressionner par les avertissements clairs lancés par le terrain. Cette décision met aussi en évidence un problème central qu’on observe en politique de santé, et qui n’existe pas uniquement pour ces fameux «réseaux», mais aussi pour de nombreux autres thèmes tels que la qualité ou la numérisation: nombre de révisions de lois sont théoriques, peu adaptées à la pratique et ignorent largement les retours du terrain. Dans ces conditions, ce sont de plus en plus les idées et les concepts des autorités qui façonnent les soins – et non plus l’expertise issue de la pratique. En corollaire, la bureaucratie augmente au détriment du temps consacré aux patients.

Ce qui est imposé contre la volonté des acteurs du terrain n’engendre que bureaucratie au détriment du temps consacré aux patients.

Oui au QUOI, non au COMMENT

Il arrive même que des révisions échouent alors que tout le monde en partage les objectifs: non seulement les milieux politiques et la population, mais aussi tous les acteurs de la santé souhaitent une bonne prise en charge intégrée, une numérisation efficace et la possibilité de fournir un travail de qualité. La plupart du temps, le débat ne porte donc pas sur le QUOI, mais sur le COMMENT: en règle générale, ce n’est pas l’objectif qui est remis en question, mais sa mise en œuvre pratique. Les lois ne sont malheureusement pas des formules magiques qui font des miracles. Ce n’est pas parce qu’elles évoquent avec emphase les «réseaux», le «dossier électronique du patient», les «mesures visant à freiner la hausse des coûts», la «qualité» ou l’«économicité» qu’elles nous rapprochent nécessairement des objectifs visés. Imposer une marche à suivre, établir des directives interminables, obliger à tout consigner par écrit et à livrer des données ne suffit pas. Au contraire, ce sont autant de démarches susceptibles de paralyser les véritables progrès et démultiplier les tâches administratives.

Réel pouvoir de participation

Pour réaliser de vrais progrès, il faudrait davantage bénéficier d’un réel pouvoir de participation au processus, au lieu d’une simple participation de façade. Ces dernières années, les acteurs de la santé ont consacré toujours plus de ressources à d’innombrables projets de loi mis en branle par une administration toujours plus productive [4]. Lorsque nous critiquons des projets pour leur manque d’adéquation avec la pratique, c’est notre attitude de refus qui est souvent pointée du doigt. Parfois, la «vive contestation» [10] des groupuscules concernés est tout simplement ignorée, comme le montre la décision de la CSSS-E concernant le nouveau fournisseur de prestations. Or les ralentissements administratifs continueront d’augmenter si nous devons répondre à des conditions dysfonctionnelles, telles que celles qui pourraient être exigées pour le nouveau type de fournisseur de prestations ou pour la gestion d’un dossier électronique du patient inadéquat. Ce qui est imposé contre la volonté des acteurs qui connaissent le terrain n’apporte généralement pas d’amélioration concrète. Il faut développer une culture de l’un avec l’autre plutôt que de l’un contre l’autre et faire triompher l’idée que les bonnes solutions sont rarement imposées mais qu’elles ne peuvent être que le fruit d’une élaboration commune.
Yvonne Gilli Dre méd., présidente de la FMH
1 Pahud, O. & Dorn, M. (2023). Médecins de premier recours – Situation en Suisse et en comparaison internationale Analyse de l’International Health Policy (IHP) Survey 2022 de la fondation américaine Commonwealth Fund sur mandat de l’Office fédéral de la santé publique. Publication en allemand avec un résumé en français (Obsan rapport 01/2023). Neuchâtel: Observatoire suisse de la santé.
2 Trezzini B, Meyer B, Ivankovic M, Jans C, Golder L, Les tâches administratives du corps médical continuent d’augmenter. Bull Med Suisses. 2020;101(0102):4-6; URL: https://saez.swisshealthweb.ch/fr/article/doi/bms.2020.18482/
3 Trezzini B, Meyer B, Pepe A, Schäfer S, Jans C, Golder L. La pénurie de personnel qualifié impacte la qualité des soins. Bull Med Suisses. 2023;104(44):26-30; URL: https://saez.swisshealthweb.ch/fr/article/doi/bms.2023.1260037407/
4 Gilli Y, Démultiplication des volumes en politique de la santé. Bull Med Suisses. 2022;103(41):26-27, URL: https://saez.swisshealthweb.ch/fr/article/doi/bms.2022.21134/
5 Gilli Y, De «smarter medicine» à «smarter politics»? Bull Med Suisses. 2023;103(0102):24-25; URL: https://saez.swisshealthweb.ch/fr/article/doi/bms.2023.21382/
6 Gajta P, Künzi K. Charges administratives dans les professions libérales. Étude empirique sur les charges administratives dans les professions libérales induites par les obligations / réglementations des autorités. Rapport final du Büro BASS sur mandat de l’Union suisse des professions libérales (USPL), Berne, le 29 septembre 2023, URL: https://www.freieberufe.ch/fr/informations/etudes/?oid=1817&lang=fr
7 Armin Müller in der Sonntagszeitung, 28.1.2024, In Firmen, Schulen und Spitälern greift der Bürokratiewahn um sich. URL: https://www.tagesanzeiger.ch/trotz-personalmangel-in-firmen-schulen-und-spitaelern-greift-der-buerokratiewahn-um-sich-188795028778
8 Communiqué de presse de la CSSS-E, le 30 janvier 2024, 16h30. Aller de l’avant avec le dossier électronique du patient. URL: https://www.parlament.ch/press-releases/Pages/mm-sgk-s-2024-01-30.aspx
9 Gilli Y. Quand l’administration étatique se pare de coordination. Bull Med Suisses. 2022;103(46):24-25, URL: https://saez.swisshealthweb.ch/fr/article/doi/bms.2022.21247/
10 Communiqué de presse de la CSSS-N, le 11 novembre 2022. Réseaux de soins coordonnés: trouver une solution pérenne en consultation avec les divers acteurs du système de santé; URL: https://www.parlament.ch/press-releases/Pages/mm-sgk-n-2022-11-11.aspx
11 Gilli Y. Chevauchée sur un cheval mort. Bull Med Suisses. 2023;104(1415):24-25; URL: https://saez.swisshealthweb.ch/fr/article/doi/bms.2023.21709/
12 Bütikofer A-G, Gilli Y, Götschi AS, Kraft E, Luchsinger P, Mesnil M, Ruggli M, Trutmann M, Wille N. Renforcer la coordination plutôt que la réglementer; Bull Med Suisses. 2023;104(14–15):26–30; URL: https://saez.swisshealthweb.ch/fr/article/doi/bms.2023.21690/
13 Communiqué de presse de la CSSS-N, le 28 avril 2023, 16h00. Financement uniforme (EFAS): intégration des soins intégrés uniquement sous certaines conditions, URL: https://www.parlament.ch/press-releases/Pages/mm-sgk-n-2023-04-28.aspx

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