Notre système de santé n’y échappe pas

Notre système de santé n’y échappe pas

Article de fond
Édition
2023/39
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2023.22092
Bull Med Suisses. 2023;104(39):12-16

Publié le 27.09.2023

Inégalités Dans le domaine médical, le sujet de la discrimination – raciale ou culturelle – est délicat à aborder. Seules des statistiques précises pourraient faire avancer la discussion, à l’image du modèle anglo-saxon. Pourtant, à l’heure actuelle, ces données font largement défaut en Suisse.
Un infirmier anesthésiste de couleur est présenté aux patientes et patients par un collègue, qui précise: «Vous n’avez rien à craindre, c’est un homme comme vous et moi [1].»
Des femmes enceintes de couleur se voient déconseiller la péridurale, car on les estime plus résistantes à la douleur que les femmes blanches [2].
Une infirmière commente ce qu’elle estime être des «pleurnicheries» d’un patient portugais après une opération du genou: «Il exagère! […] Jamais un Suisse ne se conduirait comme ça après ce genre d’opération.» Et elle indique ne pas vouloir lui donner d’analgésiques en plus [3]. Il s’agit ici d’un syndrome «Mamma-Mia», aussi nommé syndrome méditerranéen ou transalpin: un pseudo diagnostic, fait par un personnel médical qui, confronté à des différences culturelles et une communication difficile, conclut à une exagération, voire une simulation des symptômes.
Ces exemples ne sont pas d’hypothétiques scénarios, mais des cas de discrimination raciale réellement vécus. Même si nous n’en avons pas envie, parler du sujet tabou qu’est le racisme est une nécessité. La discrimination raciale sévit aussi dans le monde médical suisse, dans les cabinets médicaux, les hôpitaux, au chevet des patients, dans les discussions de cas ou entres collègues.
Chaque établissement de santé devrait évaluer en permanence l’égalité des chances.
© Diana Villalobos

Nombre de cas non recensés en médecine

C’est ce que révèle l’enquête sur le vivre ensemble en Suisse [4], menée par l’Office fédéral de la statistique pour le compte du Service de lutte contre le racisme de la Confédération. Selon cette enquête, une personne sur trois vivant en Suisse a expérimenté la discrimination ou la violence, principalement pour cause de racisme – du fait de sa nationalité, religion, couleur de peau ou origine ethnique. Et notre système de santé n’y échappe pas. Les rapports du Réseau de consultations pour les victimes du racisme de humanrights.ch [5] le confirment. 708 personnes y ont eu recours en 2022. Si la majorité des incidents documentés se sont produits sur le lieu de travail ou à l’école, 29 ont eu lieu dans le système de santé. Ces cas ne représentent que la partie émergée de l’iceberg, soit les seules personnes qui se sont adressées au réseau. «Les chiffres effectifs sont donc très élevés», dit Gina Vega, ethnologue, sociologue et directrice du réseau de consultations.
Cela dit, le sujet du racisme est aujourd’hui globalement plus visible qu’il y a quelques années, notamment à travers des livres, articles, débats télévisés ou encore à la radio, et grâce aux victimes qui choisissent de s’exprimer. «Tout cela a contribué à une plus grande sensibilisation aux discriminations raciales», dit Gina Vega. «Les personnes touchées sont mieux à même de cerner ce qui leur arrive et de demander de l’aide.» Cela reste toutefois plus difficile dans le secteur de la santé, à cause des liens de dépendances et des rapports de force. En effet, les patientes et les patients sont tributaires du personnel médical, les médecins étant, pour simplifier, ceux qui déclarent quelqu’un en bonne santé ou non. Les malades se sentent souvent anxieux et désemparés. «Il n’est pas facile de se défendre dans un tel contexte», explique Gina Vega. De plus, la personne discriminée hésite souvent à se tourner vers le corps médical quand elle en a de nouveau besoin.
La discrimination peut aussi se situer dans les structures.
© Diana Villalobos

Qui a le pouvoir?

Le racisme reste aujourd’hui un sujet difficile à aborder. «C’est aussi dû au fait que beaucoup ne savent pas vraiment ce qu’est la discrimination raciale», dit Marianne Helfer, responsable du Service de lutte contre le racisme de la Confédération. Les gens n’y associent souvent que des incidents isolés émanant de personnes ayant des préjugés racistes. «Mais il s’y ajoute une discrimination inhérente aux structures», précise Marianne Helfer. «La question, c’est aussi qui opère et qui nettoie à l’hôpital.»
Gina Vega du Réseau de consultations pour victimes de racisme évoque elle aussi les différents niveaux de la discrimination raciale. Il y a le niveau évident des relations interpersonnelles, par exemple entre personnel médical et malade ou entre collègues d’une équipe. Il y a une discrimination structurelle: la plupart des études cliniques sont axées sur des questions qui concernent les personnes blanches. Sur le plan institutionnel enfin, il s’agit de qui a le pouvoir dans le monde médical. Le pouvoir est détenu quasiment toujours par des personnes blanches. Déclarer que nous ne sommes pas racistes pour remédier au problème ne suffit pas, explique Marianne Helfer. «Il faut prendre conscience de la nécessité d’analyser les choses en détail.»

La barrière linguistique

Selon Renate Bühlmann de la CRS, malgré la barrière linguistique, chaque patient à le droit d’être informé sur son diagnostic et ses traitements. Or, obtenir aujourd’hui un service d’interprétariat s’avère compliqué dans les grands hôpitaux, et ça l’est encore plus, pour des raisons financières, dans les petits établissements et les cabinets médicaux. Si ce service fait partie du forfait pour les hospitalisations, il n’y a pas de solution standardisée pour les soins ambulatoires. «Cela fait vingt ans qu’on met en avant cette question auprès de la CRS, de l’OFSP, de la CDS, dans la recherche», ajoute-t-elle. «Il serait enfin temps de trouver une solution satisfaisante.»

Éviter le tabou du racisme

Mais en Suisse, analyser les choses en détail est difficile. Car dans les hôpitaux et les cabinets médicaux, on n’enregistrent ni l’appartenance religieuse ni la couleur de peau ni l’appartenance ethnique des patientes et des patients. Beaucoup jugeraient cela raciste, voire déplacé. Or, cela empêche de vérifier de façon systématique si les personnes de couleur bénéficient du même suivi médical que les Blancs. Autrement dit, nous voulons tellement éviter le tabou du racisme que nous ne nous donnons pas les moyens d’étudier l’ampleur du problème.
A contrario, aux États-Unis et en Grande-Bretagne par exemple, l’appartenance ethnique des malades est dûment consignée, permettant un suivi précis des discriminations. Des études américaines [6] [7] ont montré il y a déjà plus de vingt ans que la population afro-américaine ne bénéficiait pas du même niveau de soins que les Blancs pour les maladies cardiaques, l’insuffisance rénale, le cancer de la vessie ou la pneumonie.

Moins bien traité comme migrant

En Suisse, le système de santé désavantage les migrantes et les migrants. S’ajoutent à la discrimination raciale, les circonstances socio-économiques et la barrière de la langue.
Selon l’Enquête suisse sur la santé de 2017 [8], les migrantes et les migrants sont plus souvent malades. Cela inclut les troubles corporels importants, les facteurs de risque pour les maladies cardiovasculaires, et les troubles psychiques comme le symptôme dépressif.
De plus, le taux d’hospitalisations évitables est plus élevé dans les zones socio-économiquement défavorisées [9], où vit cette population issue de la migration. Les hospitalisations évitables concernent des affections comme l’asthme, l’hypertension ou les infections urinaires. Ces types d’hospitalisations pour ce genre de diagnostic indiquent que les personnes concernées n’ont pas reçu les soins ambulatoires adéquats. Il en va de même pour les personnes qui renoncent aux soins médicaux [10], donc qui ont un accès limité au système de santé – soit principalement, en Suisse, les personnes à faible revenu et, là encore, les ressortissants étrangers.
Par ailleurs, être victime de discrimination peut déclencher des maladies, psychiques et physiques, comment en atteste des études [11]. «Il faut réaliser que beaucoup de victimes de discrimination raciale ne la vivent pas qu’une fois, mais la subissent souvent tout au long de leur vie», dit Renate Bühlmann de la Croix rouge Suisse (CRS). «C’est chaque fois un nouveau traumatisme. En tant que professionnel de santé, nous devons en être conscients.» Renate Bühlmann travaille depuis vingt ans comme infirmière diplômée à la CRS, première organisation en Suisse ayant thématisé le sujet du racisme dans le système de santé. Elle soigne aujourd’hui des sans-papiers, après avoir longtemps donné des cours sur la compétence transculturelle dans le contexte migratoire et contribué à une plateforme d’e-learning sur la discrimination raciale. «La majorité des gens ne sont pas volontairement discriminants. Les jugements de valeur culturels péjoratifs naissent souvent d’un manque de connaissance, de réflexion ou de temps. D’où la nécessité de formations qui sensibilisent au sujet.»

Que faut-il faire?

Un autre élément essentiel est un service d’interprétariat réglementé qui supprime la barrière de la langue (cf. encadré). C’est aussi l’avis de Patrick Bodenmann, responsable du département Vulnérabilités et médecine sociale du centre universitaire de médecine générale et de santé publique Unisanté à Lausanne. Il œuvre pour une plus grande égalité des chances dans le système de santé, notamment au sein du «Swiss Health Network for Equity», un regroupement de professionnels actuellement issus de six hôpitaux, qui souhaite éliminer les barrières d’accès aux soins pour les populations défavorisées. Le réseau travaille entre autres à introduire à l’échelle nationale des indicateurs homogènes pour l’égalité des chances, par exemple dans la communication avec les malades. «Les établissements de santé doivent tous effectuer un contrôle continu de l’égalité des chances», dit Patrick Bodenmann. Il faut élargir la collecte de données et inclure l’origine ethnique des patientes et des patients. Car «si nous savons qu’il y a parfois des problèmes, nous devons analyser et définir précisément où et comment ils surviennent pour trouver des solutions.»
Patrick Bodenmann a lui aussi expérimenté la difficulté de thématiser la discrimination raciale en Suisse, même au niveau de la recherche. «Le fait qu’on inclut l’appartenance ethnique des malades aux demandes de recherche posait un problème aux experts», raconte-t-il. «Nous ne sommes visiblement pas prêts, en tant que société, à nommer par son nom la discrimination raciale dans le système de santé et à l’étudier.»

Des informations en 50 langues

Guide de santé, brochure sur la vaccination des enfants ou encore site Web en ukrainien: Migesplus.ch [11] met à disposition, dans 50 langues, des informations médicales – pour les médecins et autres professionnels de santé qui soignent les migrantes et les migrants. La brochure sur le syndrome de stress post-traumatique a ainsi été téléchargée ou commandée 15 000 fois depuis début 2023, le guide de santé l’a été 8500 fois. Les outils sont développés par la CRS et en partie financés par l’OFSP. La CRS travaille en outre, via la plateforme Migesmedia [12], avec des médias des communautés migrantes en Suisse – d’une radio en turque à un site Internet en tigrinya. Cela a été crucial durant la pandémie de coronavirus, dit Bülent Kaya, politologue à la CRS et initiateur de Migesmedia. Ces médias diffusaient les informations de l’OFSP et organisaient des séances de questions-réponses avec des professionnels de santé de leur communauté. «Une communication transmise dans sa propre langue via un média de confiance renforce l’adhésion et assure un meilleur accès aux informations.»

Former contre la discrimination

Pour changer les choses, il propose un cours sur la discrimination raciale aux étudiants de troisième année de médecine à l’Université de Lausanne. Il les aide à reconnaître leurs propres préjugés et stéréotypes et s’assure qu’ils n’auront pas d’impact sur les soins qu’ils prodigueront à leur patientèle.
Quand on lui demande comment contrer la discrimination raciale dans le monde médical, Gina Vega, du Réseau de consultations aux victimes de racisme, répond sans hésiter: «Il faut une plus grande sensibilisation au niveau des institutions, faculté de médecine incluse, il faut des formations et des délégués à l’antiracisme et des services de médiation chargés de la question dans les hôpitaux.» Les institutions ne peuvent s’améliorer, dit-elle, qu’en nommant une personne chargée d’identifier les problèmes et de mettre en œuvre les mesures adéquates. «Il faut pour cela changer les mentalités et prendre conscience de la nécessité d’un poste de ce type.»

Nouvelles connaissances de terrain

Selon une étude de terrain menée par des étudiants en troisième année de médecine à l’Université de Lausanne, il existe des différences dans le traitement de la douleur entre les personnes de couleur et les patients blancs. Si la plupart des professionnels de santé interrogés ont indiqué ne pas faire de différence, la grande majorité des personnes interviewées estiment qu’il existe des biais raciaux tacites. Certains professionnels ont même pu observer une moins bonne prise en charge de la douleur aiguë chez les personnes non blanches. [14]
14 Brahimi D, Braun V, Ivanovic A, Perez E, Perriraz J. Voreingenommenheit im Gesundheitswesen angesichts akuter Schmerzen bei dunkelhäutigen Menschen. Prim Hosp Care Allg Inn Med. 2023;23(09):274-276. https://primary-hospital-care.ch/article/doi/phc-d.2023.10681

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