L’accès mondial aux médicaments essentiels

L’accès mondial aux médicaments essentiels

Interview
Édition
2023/37
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2023.22037
Bull Med Suisses. 2023;104(37):20-24

Publié le 13.09.2023

OMS Quels médicaments doivent être accessibles à tous? C’est à cette question que répond la liste modèle des médicaments essentiels de l’Organisation mondiale de la santé. Comment est-elle établie? Et comment s’y reflètent des sujets tels qu’antibiorésistance et pénuries de médicaments? Entretien avec Benedikt Huttner, secrétaire du Comité d’experts.
Benedikt Huttner, de quand date la liste modèle des médicaments essentiels (LME) [1] et comment est-elle tenue à jour?
La LME a été créée en 1977. Elle est actualisée tous les deux ans par le Comité d’experts de la sélection et de l’utilisation des médicaments essentiels. La nouvelle liste est parue fin juillet 2023. Le Comité est formé d’expertes et d’experts des domaines clinique, pharmacologique, statistique et épidémiologique issus de toutes les régions de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Pour intégrer un médicament à la liste, il faut déposer une requête qui démontre l’aspect essentiel du médicament.
Le Dr méd. Benedikt Huttner est infectiologue et, depuis mars 2021, responsable d’équipe et secrétaire du Comité d’experts de la sélection et de l’utilisation des médicaments essentiels de l’Organisation mondiale de la santé, à Genève.
© Valentin Flauraud
Qui effectue ces requêtes?
L’OMS elle-même, mais aussi les institutions universitaires, des organismes tels que Cochrane ou encore l’industrie pharmaceutique. Nous dépendons notamment des requêtes externes concernant les maladies pour lesquelles l’OMS n’a pas de département technique spécifique qui émet des directives, comme pour le paludisme ou la tuberculose.
Y a-t-il beaucoup de requêtes?
Avec le Comité d’experts, nous traitons de 80 à 90 requêtes dans les deux années qui s’écoulent entre chaque parution de la liste actualisée. Elles portent sur l’intégration de nouveaux médicaments, de nouvelles indications ou formulations de médicaments déjà listés, ou encore le retrait de médicaments, indications ou formulations [2].
Quelles sont vos tâches en tant que secrétaire du Comité d’experts?
Je prépare les séances du Comité avec mon équipe. Nous nous coordonnons notamment avec d’autres divisions de l’OMS qui rédigent les lignes directrices. Si elles recommandent un nouveau médicament, nous faisons en sorte qu’une requête soit émise pour l’inclure à la liste. Notre équipe organise des groupes de travail sur les antibiotiques et les anticancéreux, formés d’experts de toutes les régions du monde. Ils passent par exemple en revue des médicaments potentiels et évaluent la pertinence de leur intégration à la LME. Le secrétariat apporte aussi son soutien pour les questions émanant de pays qui souhaitent retravailler leur liste nationale.
Sur quels critères la LME se base-t-elle?
Les critères sont volontairement assez souples. Les médicaments doivent couvrir les principaux besoins de santé des populations. La prévalence de la maladie joue un rôle, mais des médicaments pour des maladies rares sont également listés. Les critères majeurs sont l’efficacité clinique et la sécurité. Mais le rapport coût-bénéfice est aussi évalué, notamment lorsque la liste contient déjà des alternatives.
«Un meilleur alignement entre les listes nationales et la liste modèle serait souhaitable», estime Benedikt Huttner.
© Valentin Flauraud
Quel rôle joue le coût d’un médicament?
Lors de l’actualisation des critères en 2001, nous avons exclu les coûts absolus des médicaments. Et ce, pour garantir que la nouvelle thérapie antirétrovirale soit accessible à tous malgré un coût élevé à l’époque. Cela a engendré une baisse massive des prix.
Comment décide-t-on par exemple d’inclure un médicament anticancéreux à la LME?
Aujourd’hui, de nombreux traitements coûtent plusieurs dizaines de milliers de dollars US par an. Ces médicaments onéreux peuvent obliger les pays les plus pauvres à retirer des ressources à d’autres domaines pour les financer. Le Comité a soutenu le principe actuel selon lequel un anticancéreux doit permettre de prolonger la survie globale d’au moins quatre à six mois [3].
Les critères devraient-ils être actualisés sur la base des coûts?
Il est en général difficile de fixer des limites de coût. Il faudrait les individualiser pour de nombreuses maladies. Nous sommes confrontés à plusieurs problèmes. La majorité des requêtes viennent de pays riches, dotés de systèmes de santé différents. Les coûts ne sont pas directement transposables à d’autres pays. Les informations à ce sujet sont souvent obsolètes et les génériques pas encore pris en compte. De plus, les prix des médicaments sont très opaques. Le prix officiel est en général plus élevé que le prix négocié et celui-ci diffère de pays à pays. Les négociations sont souvent secrètes. Sans le prix effectif du médicament, il est difficile de faire une analyse coût-bénéfice. Ces données sont pourtant très utiles.
La liste des médicaments essentiels s’allonge à chaque mise à jour. Pour quelles raisons?
C’est un signe de progrès. En 1977, la liste contenait six médicaments anticancéreux, contre plus de 60 aujourd’hui. La liste est dynamique, même si les mises à jour se font plutôt avec retenue. Nous essayons d’éviter d’inclure des médicaments qui pourraient s’avérer moins efficaces et moins sûrs plus tard. Cela impacterait la confiance accordée à la liste. Des médicaments sont aussi régulièrement délistés, comme certains médicaments contre l’hépatite. Aujourd’hui, les médicaments anti-VIH ou anti-VHC ont moins d’effets secondaires qu’il y a quelques années. La liste évolue en conséquence.
Beaucoup de pays publient leur propre liste nationale de médicaments. Certaines se démarquent sensiblement de la LME de l’OMS. Pour quelles raisons?
La LME de l’OMS est une liste modèle pour les listes de médicaments nationales. Celles-ci incluent donc des médicaments ne figurant pas sur la LME de l’OMS. À l’inverse, de nombreux médicaments que nous recommandons ne sont pas sur ces listes nationales. Les raisons sont multiples. Par exemple, la capacité économique du pays ou l’épidémiologie de la maladie. De façon générale, un meilleur alignement entre les listes nationales et la liste modèle serait souhaitable.
Les médicaments des listes nationales sont-ils effectivement disponibles pour chaque patiente et patient?
C’est en tout cas l’idée. Mais dans de nombreux pays, les malades doivent parfois assumer eux-mêmes une part très élevée du coût de certains médicaments – de l’insuline aux anticancéreux. Le pourcentage de leur participation au coût des médicaments est en général bien plus élevé dans les pays pauvres que dans les pays riches.
Quelle est l’importance de la LME pour la Suisse?
La Suisse n’a pas de LME. Nous sommes d’avis que la LME est pertinente pour tous les pays. Mais en réalité, la majorité des pays à revenus élevés n’ont pas ce type de liste. On note toutefois que l’intérêt pour le concept de LME croît aussi dans les pays riches.
Combien d’antibiotiques la LME comprend-elle?
La première LME en comptait 16. Celle d’aujourd’hui, 39. De très nombreuses infections peuvent être traitées en ambulatoire avec six à huit de ces antibiotiques.
Quel est l’impact de l’antibiorésistance observée au niveau mondial?
Les données mondiales sur l’antibiorésistance sont très lacunaires. On estime actuellement à quelque 1,27 million le nombre de décès annuels qui lui sont directement imputables. C’est environ deux fois plus de décès que pour le VIH ou le paludisme. Le traitement se complexifie. Une infection par un pathogène étranger avec germe résistant implique le recours à des médicaments coûteux. Le traitement est plus toxique et plus long. En outre, nombre de nouveaux médicaments efficaces contre les germes hautement résistants ne sont pas disponibles dans les pays les plus pauvres.
Quelles sont, selon vous, les raisons de l’antibiorésistance et que fait l’OMS pour la combattre?
Les causes de l’antibiorésistance sont multifactorielles. Une raison clé est l’usage excessif et inadéquat des antibiotiques chez l’humain et l’animal. En 2015, l’OMS a émis un plan d’action global contre l’antibiorésistance [4]. En outre, elle propose une classification AWaRe (Access, Watch, Reserve), qui répartit les antibiotiques en trois groupes selon leur utilisation. Une quatrième catégorie regroupe les antibiotiques non recommandés, principalement des associations d’antibiotiques.
On trouve par exemple sous «Access» la pénicilline, l’amoxicilline et l’amoxicilline/acide clavulanique. Soit des antibiotiques de première intention pour la plupart des infections. Les antibiotiques «Watch» comme la ciprofloxacine ou la ceftriaxone jouent un rôle clé dans certaines infections, mais alimentent fortement l’antibiorésistance. Ils doivent donc être utilisés avec prudence, ce qui n’est malheureusement souvent pas le cas. Les antibiotiques «Reserve» sont destinés au seul traitement des germes multirésistants. Il faut toutefois qu’un antibiotique essentiel, qu’il soit classé «Watch» ou «Reserve», soit disponible pour toutes celles et tous ceux qui en ont besoin.
Quelle part les antibiotiques «Access» représentent-ils sur la totalité des antibiotiques utilisés?
L’objectif officiel de l’OMS, soutenu par de nombreux pays, est de faire en sorte que la classe «Access» forme 60% des antibiotiques utilisés. C’est un objectif très modeste, car cette catégorie pourrait compter pour 80 à 90%. En Suisse, on dépasse à peine les 60%.
Pourquoi est-ce un objectif si difficile à atteindre?
Le manque de temps des médecins, qui n’ont souvent que quelques minutes à consacrer à chaque patient, le manque de formation des prescripteurs, le manque de tests diagnostiques, les exigences des patients et le manque de directives pour l’utilisation génèrent des prescriptions inutiles ou des prescriptions de produits à spectre trop large. Là où les antibiotiques sont remis sans ordonnance médicale, des facteurs économiques peuvent s’ajouter. A contrario, dans certaines circonstances, les malades sans accès à une prescription médicale peuvent être dépendants d’une délivrance par la pharmacie.
Quelle est la réponse de l’OMS au problème des antibiorésistances?
Les résistances peuvent être endiguées en ne recourant aux antibiotiques que s’ils sont effectivement utiles. Lors de la création de la LME en 1977, il était prévu de lister les médicaments, mais aussi leurs critères d’utilisation. Raison pour laquelle en 2022, le manuel des antibiotiques AWaRe [5] présentait les maladies principales avec diagnostic, agents pathogènes typiques et mesures thérapeutiques, ainsi qu’une sélection des antibiotiques les plus efficaces et les plus sûrs avec leurs données de dosage et durée d’utilisation. Cela a permis de combler les lacunes de directives pour nombre de maladies. L’OMS publie également un guide pour un meilleur usage des antibiotiques au sein de l’hôpital [6]. Les causes de l’antibiorésistance sont complexes. L’hygiène et l’accès à une eau propre jouent aussi un rôle important. Nous espérons que les effets de ce guide se feront sentir dans les années à venir.
Les médicaments essentiels devraient être constamment disponibles en suffisance. Or, nous faisons actuellement face à des pénuries de médicaments – y compris en Suisse. Comment expliquer cette situation?
Les pénuries touchent souvent les médicaments essentiels. Elles peuvent être dues à une hausse importante et brutale des besoins. De nombreuses substances de base sont fabriquées en Inde ou en Chine. La défaillance d’un fabricant entraîne des problèmes d’approvisionnement et de production sur tous les marchés mondiaux. Un meilleur échange des données serait utile au plan logistique. Cela permettrait de savoir quel médicament est disponible à quel endroit dans le monde et d’optimiser ainsi la répartition.
Qu’en est-il des antibiotiques?
Les antibiotiques sont généralement très impactés par les pénuries, notamment parce que le marché des antibiotiques est peu attractif pour les fabricants. En effet, la durée d’utilisation est courte et les prix relativement bas.
Que peut faire l’OMS pour contrer les pénuries de médicaments?
En 2016, un groupe d’experts de l’OMS a proposé des mesures potentielles couvrant tous les aspects allant du prix des médicaments aux lignes directrices en passant par les systèmes d’approvisionnement [7]. À chaque pays ensuite de mettre ces mesures en œuvre. Une production plus locale ou au moins répartie sur un plus grand nombre de sites peut faire partie de la solution.
«Les pénuries touchent souvent les médicaments essentiels.»
© Valentin Flauraud
1 WHO Model List of Essential Medicines - 23rd list, 2023 [Internet]. [cité le 7 août 2023]. Disponible sous: https://www.who.int/publications-detail-redirect/WHO-MHP-HPS-EML-2023.02
2 24th Expert Committee on Selection and Use of Essential Medicines [Internet]. [cité le 18 juillet 2023]. Disponible sous: https://www.who.int/groups/expert-committee-on-selection-and-use-of-essential-medicines/24th-eml-expert-committee
3 Jenei K, Aziz Z, Booth C, Cappello B, Ceppi F, de Vries EGE, u. a. Cancer medicines on the WHO Model List of Essential Medicines: processes, challenges, and a way forward. The Lancet Global Health. 1er décembre 2022;10(12):e1860–6.
4 Résistance aux antimicrobiens [Internet]. [cité le 19 juillet 2023]. Disponible sous: https://www.who.int/fr/health-topics/antimicrobial-resistance
5 The WHO Essential Medicines List Antibiotic Book: improving antibiotic AWaReness [Internet]. [cité le 13 juillet 2023]. Disponible sous: https://www.who.int/publications/m/item/the-who-essential-medicines-list-antibiotic-book-improving-antibiotic-awareness
6 World Health Organization. Antimicrobial stewardship programmes in health-care facilities in low- and middle-income countries: a WHO practical toolkit [Internet]. World Health Organization; 2019 [cité le 7 août 2023]. 71 p. Disponible sous: https://apps.who.int/iris/handle/10665/329404
7 World Health Organization. Medicines shortages: global approaches to addressing shortages of essential medicines in health systems. WHO Drug Information. 2016;30(2):180–5.

VALENTIN FLAURAUD

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