Commentaire

«La génération Z est plutôt conservatrice»

Interview
Édition
2023/23
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2023.21843
Bull Med Suisses. 2023;104(23):16-20

Publié le 07.06.2023

Relève Peu de personnes connaissent aussi bien la relève médicale que Daniel Lüscher. Il a analysé les besoins des jeunes médecins dans sa thèse de doctorat et, en tant que directeur des cliniques Hirslanden de Berne, il travaille étroitement avec eux. Il évoque leurs valeurs, leur motivation au travail et la manière dont les hôpitaux peuvent les gagner à leur cause.
Daniel Lüscher, vous avez fait des recherches sur les besoins des médecins de la génération Z dans le cadre de votre thèse de doctorat. Cette génération est de plus en plus présente dans les hôpitaux. Qu’est-ce qui la caractérise?
Mes recherches ont révélé que le sens du travail médical est très important aux yeux des jeunes. S’ils ne le voient plus, ils sont prêts à faire autre chose et à changer de poste très rapidement. C’est d’autant plus vrai pour les aspects financiers. S’ils doivent parler toute la journée d’argent et de financement, ils se détournent du métier de médecin.
Est-ce parce que les idéaux gagnent de l’importance comme on le constate dans le reste de la société, par exemple avec la jeunesse pour le climat?
C’est effectivement plus évident pour cette génération que pour les générations précédentes. Les sondages montrent par exemple que la carrière personnelle des jeunes médecins ne prime plus sur tout le reste. La famille, les amis et les loisirs sont devenus plus importants. La très grande majorité veut un équilibre sain entre vie professionnelle et vie privée et souhaite des horaires de travail flexibles.
Mais ce ne sont pas là des changements forcément bénéfiques pour nous en tant que société.
Oui, mais ces conditions-cadres sont nécessaires pour que les médecins de cette génération voient le sens de leur travail et puissent œuvrer pour une médecine plus juste. Tant que l’on opère comme autrefois pendant neuf heures, puis que l’on pointe et que l’on retourne immédiatement opérer neuf heures de plus sans être payé, on ne peut pratiquer une médecine optimale. Et il ne reste de toute façon plus assez de temps pour réfléchir au système. C’est pourquoi les jeunes veulent vraiment rentrer chez eux au bout de huit ou neuf heures de travail.
Le Dr Daniel Lüscher est directeur de la société Hirslanden Bern AG depuis 2020. Il a publié la même année sa thèse de doctorat sur la génération Z: «Generation Z – Die Werte angehender Ärzte im Spannungsfeld zum künftigen Spitalalltag».
© Eve Kohler
Les patients en profiteront-ils aussi?
Absolument. C’est le corollaire d’un temps de travail mieux réglementé. On ne peut pas s’opposer à cette tendance. La profession médicale s’alignera sur d’autres secteurs et les jeunes médecins se battront pour obtenir la semaine de 42 heures.
En tant que directeur des cliniques Hirslanden de Berne, vous travaillez vous-même avec la génération Z. Qu’est-ce qui vous a surpris?
J’ai trouvé très surprenant de constater que, selon le souhait des jeunes, le smartphone ne doit jouer qu’un rôle secondaire dans la formation initiale et continue. Les jeunes médecins préfèrent de loin les cours sur place, directement dispensés par le chef de clinique. Le savoir doit se transmettre de manière personnelle, plutôt que par le numérique. Autre surprise: cette génération est globalement plutôt conservatrice en termes de valeurs.
Pouvez-vous préciser ce point?
Des valeurs telles qu’une vie de famille heureuse, l’entretien d’amitiés, un esprit de sécurité prononcé: tout cela n’est pas particulièrement nouveau. Cette génération se montre plutôt traditionnelle – bien plus que la génération précédente des Millennials. On exige aussi plus de reconnaissance pour le travail accompli, ce genre de choses est important.
Peut-on dire qu’on voit un mouvement de fond au sujet des valeurs, comme on le voit dans l’ensemble de la société?
Oui. À cet égard, la génération Z n’est probablement pas très différente des générations précédentes. Il y aura toujours de tels mouvements de valeurs.
Parlons des horaires de travail: la semaine de 42 heures est-elle déjà une réalité dans votre hôpital?
En principe, oui. L’équilibre entre vie professionnelle et vie privée est important pour nous depuis longtemps. Nous n’avons aucun intérêt à ce que notre personnel fasse des heures supplémentaires et sommes prêts à investir dans des postes additionnels si besoin.
C’est peut-être possible pour un hôpital privé. Mais pour les hôpitaux publics, la réalité est bien différente en raison de la pression des coûts. Il est difficile d’imaginer ouvrir des postes.
La pression économique est certes un énorme défi, pour nous aussi. Mais je suis convaincu que les hôpitaux publics devront s’adapter s’ils veulent continuer de former des médecins-assistants. Sinon, il n’y en aura tout simplement plus. La pénurie de médecins accélère ce processus vers des horaires de travail plus réglementés. Les hôpitaux qui ne repensent pas leur système de manière critique seront fortement désavantagés à cet égard.
Comment les hôpitaux doivent-ils se transformer pour rester attractifs pour les médecins en formation?
Les incitations financières ne servent pas à grand-chose. On ne peut pas attirer les jeunes avec des bonus et des systèmes de salaires variables. La génération Z ressent un besoin de sécurité très prononcé, aussi en termes de salaire. Elle préfère treize salaires mensuels ordinaires à un système dans lequel le nombre de patients traités permet d’obtenir plus d’argent. En outre, la taille de l’hôpital et la réputation de l’employeur sont cruciales. Ce sont des facteurs déterminants dans le choix actuel d’un hôpital comme employeur.
«Les jeunes médecins se battront pour obtenir la semaine de 42 heures», déclare Daniel Lüscher.
© Eve Kohler
Le manque de relève médicale est particulièrement problématique dans les régions rurales. Que doivent faire les petits hôpitaux de campagne?
Ils devront mettre en place des coopérations. Les hôpitaux périphériques doivent s’associer à de plus grands hôpitaux afin de proposer une plus grande offre. Par le biais de rotations, les postes de médecins-assistants peuvent ainsi être occupés dans des établissements plus petits, et cela garantit en même temps une meilleure qualité de la médecine, car la rotation permet de voir les aspects des différents prestataires de services. En ce sens, l’Hôpital cantonal de Lucerne, avec ses différents sites, est un exemple porteur d’avenir.
La réduction des heures supplémentaires et l’amélioration des conditions de travail sont-elles aussi une chance pour les hôpitaux périphériques?
Bien sûr. Les petits hôpitaux peuvent marquer des points grâce à l’encadrement très personnel des médecins-assistants. Les jeunes apprécient aussi le fait qu’on peut faire plus de choses soi-même. Mais ce n’est pas toujours volontaire, il y a souvent tout simplement moins de personnel.
Quel rôle joue l’ambiance de travail dans le choix du lieu de travail?
Cela revêt une très grande importance pour la génération Z, je le vois aussi dans mes relations directes avec les jeunes médecins. La communication personnelle et l’échange direct sont exigés, un seul entretien d’évaluation par an ne suffit plus. Pour que la collaboration avec cette génération soit une réussite, les supérieurs doivent donner des feedbacks réguliers et veiller à ce que le quotidien soit suffisamment varié et stimulant. Si c’est le cas, les jeunes médecins montrent beaucoup d’engagement.
Les jeunes ne sont donc pas aussi paresseux que ce que l’on entend souvent dire.
Non, pas du tout. J’ai aussi souvent entendu dire cela, mais je suis résolument d’avis que la jeune génération est parfaitement en mesure de faire preuve d’engagement dès lors que les conditions-cadres sont bonnes. Ce qui compte, c’est la manière dont on l’aborde et dont on va la chercher. Le respect et la bienséance sont encore plus importants qu’auparavant quand on a affaire à cette génération. Si cela fait défaut, les jeunes médecins changent aujourd’hui beaucoup plus rapidement de poste.
Vous semblez avoir de bons liens avec eux: vous avez été nominé, cette année, pour le «Viktor Award» en tant que meilleur directeur d’hôpital. Que faites-vous différemment de vos concurrents ?
La nomination a été une surprise pour moi. Je considère tout simplement déterminant la façon dont on aborde les autres, que l’on fasse preuve d’une attitude ouverte et que l’on discute sur un pied d’égalité avec le personnel. J’attache beaucoup d’importance à ces valeurs et j’essaie de les vivre comme telles. Une nomination pour un prix est toujours le fruit d’un travail d’équipe, la culture de travail est, à mon avis, agréable chez nous. Nous sommes par exemple très attachés au tutoiement et avons peu de hiérarchie.
Mais on entend souvent parler, en Suisse, de conflits entre la direction des hôpitaux et le corps médical.
Oui, j’ai déjà vécu cela, cela arrive. Mais il est essentiel de connaître son rôle et de ne pas prendre les choses personnellement. Les médecins doivent bien s’occuper des patients dans le cadre des directives, les économistes d’entreprise doivent, eux, tenir compte des finances. D’autant plus maintenant que les discussions sur les conventions tarifaires sont si tendues.
Que pensez-vous de la revendication selon laquelle les hôpitaux devraient être dirigés par des médecins et non par des économistes?
Je ne pense pas que cela joue un rôle décisif. Je sais que les meilleurs hôpitaux du monde, comme la Mayo Clinic, sont dirigés par des médecins. Mais, d’après mon expérience, il existe aussi de très bons hôpitaux dirigés par des économistes et de mauvais hôpitaux dirigés par des médecins. Je pense qu’il n’y a pas de remède miracle et qu’il est logique que les deux modèles de gestion continuent d’exister.

Les jeunes ne veulent pas tout le temps changer de job

Pour ce qui est du lieu de formation, nous avons aujourd’hui un plus grand choix en termes de taille, de lieu et de langue. La popularité croissante des nouveaux lieux de formation, comme l’Università della Svizzera italiana à Lugano, montre que les étudiants optent volontiers pour ces possibilités. Concernant les hôpitaux, l’élément décisif pour la préférence n’est, selon mon expérience, pas différent de celui des générations précédentes. Trois points importants ressortent: premièrement, la qualité de vie dans l’environnement; deuxièmement, les possibilités de formation et de formation continue; troisièmement, les conditions de travail et la rémunération.
Être aujourd’hui beaucoup plus libre dans le choix de son lieu de travail est un avantage. Pour la plupart des jeunes, il ne s’agit pas de changer régulièrement de lieu de travail, mais de trouver un emploi dans lequel ils se sentent bien et dont ils sont satisfaits à long terme.
Toutefois, la pénurie actuelle de personnel qualifié ne devrait pas être considérée comme une chance, mais plutôt comme une anomalie. Il ne fait aucun doute que les conditions de travail dans le secteur de la santé devront s’améliorer, non seulement dans l’intérêt de tous les employés, mais, aussi et surtout, pour le bien-être des patients. Il ne s’agit pas de faire pression sur les hôpitaux, mais de s’engager ensemble pour de meilleures conditions et de meilleurs soins. Cela permettrait aussi de lutter à long terme contre la pénurie de personnel qualifié et d’inciter davantage de personnes à choisir une profession du secteur de la santé.
Accélérer la numérisation est un autre point qui peut aider à améliorer la situation sur le marché du travail et à faciliter le travail quotidien des nouvelles générations de médecins, par exemple en matière d’ordonnances et de documentation. Cela permet d’éviter les malentendus, les redondances et de faciliter l’accès aux données pertinentes des patients. Dans l’enseignement aussi, nous avons constaté, surtout pendant la pandémie, que les formats numériques peuvent présenter des avantages et devraient continuer à être utilisés comme complément. Il existe de plus en plus de plateformes sur lesquelles les connaissances et les lignes directrices peuvent être facilement consultées et qui sont de plus en plus utilisées dans la pratique. Les hôpitaux ont donc tout intérêt à faire avancer la numérisation.
Jakub Novotny
Président de l’Association suisse des étudiants en médecine swimsa, étudiant en médecine en 10e semestre à l’Università della Svizzera italiana.

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