«La guerre est venue tout bouleverser»

«La guerre est venue tout bouleverser»

Interview
Édition
2023/48
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2023.1288421858
Bull Med Suisses. 2023;104(48):

Publié le 07.12.2023

Arrière-garde médicale
En Ukraine, la guerre moderne et les nouvelles armes font d’innombrables victimes. Médecin en zone de conflits, Roman Barylyak explique comment lui et ses collègues ukrainiens parviennent à soigner les blessés – et à faire face aux atrocités.
Lorsque les troupes russes ont envahi l’Ukraine le 24 février 2022, Roman Barylyak se trouvait à Varsovie. Originaire d’Ukraine, il vivait avec sa famille depuis près de 20 ans en Pologne et s’était bâti une belle carrière de spécialiste ORL. Mais la guerre est venue tout bouleverser. Le nombre de blessés graves augmentait et l’armée cherchait des spécialistes qui pourraient les soigner. Roman Barylyak s’est alors porté volontaire et s’est rendu régulièrement à ses frais en Ukraine. Aujourd’hui, le médecin passe la moitié de son temps dans deux hôpitaux militaires à 50 kilomètres du front, sauve des vies et forme du personnel médical. Il nous livre ici un aperçu de son quotidien.
«Malgré ma longue expérience, certaines opérations pratiquées dans les hôpitaux militaires étaient nouvelles pour moi», explique Roman Barylyak.
Roman Barylyak, vous travaillez dans des hôpitaux situés à quelques kilomètres seulement des zones de combats. Craignez-vous pour votre vie lorsque vous vous rendez sur place?
Non, pas vraiment. Le premier hôpital où j’ai travaillé était encore plus proche des zones de combats. La ligne de front passait directement à la frontière de la ville et la situation était plus instable. La ville était pratiquement vide, on ne croisait personne dans les rues. Par contre, on entendait et on ressentait constamment des explosions très proches, et des missiles frappaient la région jour et nuit. Mais je n’avais pas vraiment peur. Car je savais que ma place était là.
Cette assurance était-elle liée au fait que vous étiez médecin? Parce que vous saviez qu’un médecin ne serait pas tué aussi vite qu’un soldat?
Non, cela n’a rien à voir. Quand un missile s’écrase, peu importe que l’on soit médecin ou non – les conséquences sont les mêmes. Mais il est vrai qu’en tant que médecin, je ne vais pas au front. Ma mission est une autre, je m’occupe des personnes à l’hôpital. Je ne suis donc pas aussi proche du danger que les soldats.
Cette neutralité professionnelle est-elle respectée en situation de guerre? Les médecins sont-ils moins souvent victimes de tirs?
Non, l’ennemi ne se demande pas si on est médecin ou non. Et ce n’est pas comme dans les films où les médecins portent des gilets pour signaler qu’ils font partie du personnel médical et sont donc protégés. Dans la réalité, nous avons un système de soins sur plusieurs niveaux. Les soldats sanitaires vont chercher les blessés directement sur le champ de bataille et posent des bandages. Ils amènent ensuite les blessés dans des centres où des médecins – chirurgiens et anesthésistes – les stabilisent. Les blessés sont alors triés et envoyés dans des hôpitaux de campagne ou des centres médicaux militaires. Chaque unité militaire a ses propres médecins.
Soignez-vous les patients différemment en temps de guerre qu’en temps normal?
Normalement, je m’occupe surtout de patients touchés par des affections ORL chroniques, c’est ma spécialité. Mais en temps de guerre, les patients se présentent généralement avec des blessures aiguës très graves. Je dois souvent recourir à différentes techniques pour les soigner et les opérer. Cela implique notamment de faire appel à d’anciennes techniques chirurgicales que je dois adapter et planifier avec suffisamment de temps. Les interventions spéciales telles que la tympanoplastie sont plus exigeantes, durent plus longtemps, mais offrent des résultats plus stables. C’est très important car en temps de guerre, la vie des patients dépend de leur audition. La grande majorité de mes patients dans les hôpitaux militaires retournent dans les zones de combats.
Spécialiste ORL, Roman Barylyak opère des blessés de guerre. Pour cela, il doit recourir entre autres à des techniques chirurgicales anciennes.
Quelles sont les différences quant au type de blessures?
Dans mon domaine, je m’occupe de nombreux patients qui étaient à proximité immédiate d’une explosion et qui ont souffert d’une perte d’audition. J’opère également des patients grièvement blessés avec des éclats de shrapnels (obus à balles, ndlr) dans la tête. Ces opérations sont particulièrement difficiles. Un minuscule morceau de métal suffit pour occasionner des dommages majeurs sur la structure osseuse. Décider de retirer ou non un éclat dépend du risque d’infection. Dans la région du crâne, nous avons de nombreuses structures très sensibles telles que la cochlée, le système d’équilibre et les nerfs cérébraux qui peuvent être endommagés lors d’une opération. Ces interventions sont donc très compliquées. Chaque cas doit être considéré individuellement.
Pratiquez-vous aussi des opérations que vous n’aviez jamais faites auparavant?
Oui, bien sûr. Malgré ma longue expérience, certaines opérations pratiquées dans les hôpitaux militaires étaient nouvelles pour moi. Pour retirer des morceaux de shrapnels, j’ai dû pratiquer des opérations à la frontière entre la médecine ORL et la neurochirurgie. J’ai également dû rechercher des éclats de métal dans la zone de l’os temporal puis procéder à la reconstruction de l’os, par exemple.
Opérez-vous plus vite qu’en temps normal?
Non, j’ai du temps en général. Les patients qui arrivent chez moi sont déjà stabilisés. Je peux m’occuper d’eux sans précipitation – ou presque. Mon opération la plus longue a duré plus de six heures. Comme les patients se comptent par milliers, j’opère en règle générale du matin très tôt jusque tard le soir. Je ne suis pas le seul à travailler sans m’arrêter, de nombreux Ukrainiens font tout ce qu’ils peuvent.
En temps de guerre, les pénuries sont fréquentes. Utilisez-vous d’autres médicaments que d’habitude?
Les traitements antibiotiques sont probablement plus agressifs que d’habitude. Les types d’agents pathogènes en guerre sont différents, c’est pourquoi nous utilisons souvent des antibiotiques plus puissants et combinons plusieurs classes différentes. Si vous demandez quelles sont les différences générales par rapport à la médecine occidentale, je dirais que l’équipement en Europe de l’Ouest est majoritairement meilleur, tout comme la formation des jeunes médecins.
Qui finance votre travail en Ukraine?
Jusqu’à il y a deux mois, je finançais tout de ma poche. Je n’attendais d’argent de personne. J’ai aidé car j’estimais que c’était mon devoir. Mais, il y a deux mois, j’ai reçu un sponsoring qui couvre mes frais de déplacement et d’hébergement. Ce mécénat est prévu pour une période de six mois et provient d’une fondation privée. J’ai donc réduit de moitié mon temps de travail en Pologne pour pouvoir aller en Ukraine.
Pour aider encore plus de personnes, vous avez créé la fondation «Venimus ad vitam». Dans quelle mesure apporte-t-elle un soutien aux personnes en Ukraine?
Nous sommes une très petite fondation. L’idée était d’aider tous ceux qui étaient touchés par la guerre, pas seulement les soldats, mais également les civils. Nous nous concentrons actuellement sur les personnes avec des problèmes d’audition, mais nous apportons aussi de l’équipement médical aux hôpitaux dans les régions ravagées par la guerre. La fondation me facilite par ailleurs la collaboration avec d’autres organisations. Si celles-ci savent que nous nous rendons dans un hôpital spécifique en Ukraine, un hôpital pour enfants par exemple, elles peuvent nous aider à mettre à disposition du matériel adéquat.
Y a-t-il actuellement suffisamment d’argent en Ukraine pour que les patients soient bien soignés?
Je trouve que le domaine militaire est plutôt bien équipé. Nous avons suffisamment de pansements, de médicaments, etc. Les appareils ne sont peut-être pas modernes, mais ils suffisent pour fournir des soins adéquats. La situation est plus difficile dans les institutions civiles. Mais il y a de nombreux bénévoles. Par exemple, j’ai fait la connaissance d’étudiants en médecine, qui interrompent leurs études pendant un an pour s’occuper bénévolement des blessés dans les zones de combats.
Qu’en est-il de la population civile, les malades chroniques peuvent-ils encore se faire soigner?
Les zones les plus proches des combats ont été désertées par la plupart des habitants. Il reste peut-être encore un quart de la population d’origine, les ressources devraient donc théoriquement être plus importantes pour chaque patient. Mais il est clair qu’avec le temps, les produits médicaux se raréfient et les habitants doivent se rendre dans d’autres régions pour recevoir des soins. Mais, autant que je puisse en juger, les hôpitaux fonctionnent encore dans l’est de l’Ukraine, malgré la proximité des combats.
Vous avez été témoin d’atrocités. Comment faites-vous face à cela?
C’est très difficile, d’autant plus que la guerre continue et on n’en voit pas la fin. Rester fort est donc un vrai défi. Surtout lorsque de jeunes hommes que l’on connaît perdent la vie. Ou lorsqu’on voit des personnes qui ont perdu leurs yeux ou leurs bras. Ces jeunes gens ne le méritent pas et ils resteront marqués à vie. Ils ne pourront plus avoir un avenir normal. Ces destins me touchent beaucoup. D’un autre côté, on voit tellement de choses affreuses qu’on n'a pas le temps d’y réfléchir longtemps.
Quel est l’état d’esprit des médecins ukrainiens actuellement? Est-ce qu’il y a plutôt du désespoir face à la situation ou une sorte de vocation à aider?
Je ne vois pas de désespoir. Chez aucun de mes collègues. Tous savent qu’ils doivent être professionnels et chacun fait de son mieux pour soigner les blessés de la meilleure façon possible. Et même si ce n’est pas facile: on s’attèle à ses missions, étape après étape.
Que ferez-vous après la guerre?
Je ne sais pas. Dans ma spécialité, les plus grands défis sont encore à venir. Il y aura des milliers de patients qui n’auront pas reçu l’aide médicale nécessaire pendant la guerre. Quelqu’un devra s’occuper d’eux. De mon point de vue, ces personnes ne pourront pas être soignées sans créer des centres spécialisés dans la prise en charge des vétérans. Ce type de prise en charge est coûteux et l’État aura d’autres priorités après la guerre, comme la reconstruction. C’est pourquoi j’espère plutôt une aide de la communauté internationale et des ONG. Je cherche actuellement des personnes et des organisations qui s’intéressent à ce problème et souhaitent apporter leur soutien. Restaurer l’audition des patients n’est pas prioritaire en temps de guerre. Mais entendre est un gage de qualité de vie qui sera essentiel après la guerre.

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