Maladies rares et chroniques: les limites des QALY

Organisations
Édition
2023/5152
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2023.1278590633
Bull Med Suisses. 2023;104(51–52):36-38

Affiliations
a PD Dre phil., conseillère scientifique Société Suisse de Porphyrie, Centre suisse de référence pour les porphyries, Stadtspital Zürich Triemli
b Dr phil., président de la Société Suisse de Porphyrie
c Dr ing., membre du comité directeur de la Société Suisse de Porphyrie
d Prof. Dr méd., conseiller médical Société Suisse de Porphyrie, Centre suisse de référence pour les porphyries, Stadtspital Zürich Triemli

Publié le 20.12.2023

Médicaments
Les années de vie pondérées par la qualité (QALY) sont régulièrement discutées comme critère d’évaluation des médicaments coûteux. L’argument: leur utilité deviendrait quantifiable; un seuil de prix réduirait les coûts et tiendrait compte des préférences sociales. Les auteurs de ce texte ont toutefois fait l’expérience des limites de cette méthode.
Le concept relatif aux années de vie pondérées par la qualité (en anglais: quality-adjusted life years; QALY) semble simple et compréhensible: selon cette méthode, la durée de vie et la qualité de vie sont multipliées l’une par l’autre, ce qui donne le nombre d’années de vie pondérées par la qualité [1]. Si l’on souhaite par exemple comparer deux thérapies pour le traitement d’un certain type de cancer, les QALY doivent permettre de calculer objectivement s’il est préférable de vivre sept années de vie supplémentaires avec une qualité de vie de 80% ou dix années de vie supplémentaires avec une qualité de vie de 50% (figure 1). Selon les partisans et partisanes de la méthode, un seuil de coûts par année de vie gagnée à 100% de qualité de vie, déterminée par la société, doit en outre tenir compte de la disposition de la société à payer d’une part et protéger des prix excessifs pratiqués dans l’industrie pharmaceutique d’autre part. En théorie, les QALY sont donc une bonne chose.
Premier traitement efficace pour la prévention des réactions phototoxiques chez les adultes atteints d’EPP, l’afamélanotide est autorisé dans l’UE depuis 2014.
© Emil Z helyazkov / Dreamstime.com
Figure 1: Comparaison de deux thérapies au moyen d’années de vie pondérées par la qualité.

Des calculs compliqués

Dans la pratique, il y a toutefois une série d’étapes supplémentaires entre la mesure de qualité de vie et le résultat en termes de QALY. Tout d’abord, le relevé de la qualité de vie est lié à quelques questionnaires génériques, c’est-à-dire généraux, qui ne sont pas nécessairement adaptés à la maladie sous enquête. Cet aspect central sera développé plus spécifiquement ci-après. Les données relatives à la qualité de vie ne sont pas non plus directement utilisées. Au lieu de cela, les réponses correspondantes sont converties en valeurs d’utilité allant de 1 (qualité de vie optimale) à 0 (décès) à l’aide de tableaux de valeurs nationaux préalablement établis. Ces valeurs d’utilité sont ensuite calculées à l’aide d’autres hypothèses, par exemple la proportion de personnes traitées dont l’état s’améliore sous traitement ou la durée probable du traitement. En outre, des réductions sont appliquées en fonction de l’utilité future (opération d’escompte), des effets secondaires et des personnes âgées traitées (ajustement à l’âge) ou des suppléments dus à la prévention des effets secondaires, à l’allègement de la charge des proches soignants et autres facteurs similaires.

L’enquête sur la qualité de vie pour le calcul des QALY est liée à peu d’instruments génériques.

Saisir correctement les contraintes

Les questionnaires de mesure de la qualité de vie liée à la santé doivent saisir correctement les contraintes spécifiques à la maladie (sensibilité), tout en excluant les troubles qui ne sont pas spécifiques à la maladie (spécificité). Pour ce faire, des validations en plusieurs étapes sont effectuées pour chaque instrument spécifique à la maladie. En revanche, pour les questionnaires génériques, ni la sensibilité ni la spécificité ne sont connues pour la plupart des maladies. Le National Institute for Health and Care Excellence (NICE) en Angleterre, qui remplit des tâches similaires à celles de l’OFSP, recommande explicitement le questionnaire générique «EQ-5D» pour la mesure de la qualité de vie en vue du calcul du QALY [2]. L’utilisation d’un seul instrument, valable de la même manière pour toutes les maladies, permet de garantir la comparabilité et donc l’équité dans le calcul des QALY, selon l’argumentaire.

Cinq questions pour tous les cas

L’EQ-5D se compose de cinq questions sur les dimensions «mobilité», «soins de soi», «activités habituelles», «douleurs et inconfort» et «anxiété et dépression». Les réponses possibles sont classées entre trois et cinq niveaux, selon la version du questionnaire [3]. Pour chacune de ces dimensions, les personnes interrogées sont invitées à indiquer quelle réponse décrit le mieux leur état de santé le jour de l’enquête. En outre, elles doivent indiquer sur une échelle de 0 (la plus mauvaise) à 100 (la meilleure) dans quelle mesure elles estiment être en bonne santé ce jour-là. Toutefois, seules les réponses aux cinq questions, lesquelles doivent représenter tous les états imaginables de la qualité de vie, sont prises en compte pour déterminer les valeurs d’utilité.

Concernant les questionnaires génériques, ni la sensibilité ni la spécificité ne sont connues pour la plupart des maladies.

Des restrictions peu prises en compte

La structure du questionnaire EQ-5D fournit déjà les premières indications sur ses limites: si l’on ne relève que l’état de santé le jour de l’enquête, les symptômes intermittents ne sont pas suffisamment couverts [4]. En outre, les restrictions dues à des maladies chroniques auxquelles les personnes concernées se sont adaptées ne sont pas représentées de manière adéquate: une personne qui a subi une paraplégie il y a des années, mais qui est maintenant bien intégrée grâce à un environnement et un lieu de travail accessibles en fauteuil roulant, peut en général effectuer de façon satisfaisante ses «activités quotidiennes». En conséquence, l’EQ-5D ne mesure aucune restriction dans cette dimension. Pourtant, personne ne contesterait qu’une vie sans fauteuil roulant serait fondamentalement souhaitable. Le NICE reconnaît partiellement les limites de l’EQ-5D, par exemple en acceptant des questions supplémentaires pour certaines maladies chroniques courantes lors de l’évaluation d’utilité [5]. L’effort nécessaire à l’introduction de ces dimensions dites «bolt-on» n’est toutefois pas supportable pour les maladies rares.

Un seuil de coûts plus élevé?

Un argument souvent avancé pour contrer cette discrimination potentielle à l’encontre des maladies rares est celui d’un seuil de coûts plus élevé. En 2017, le NICE a ainsi introduit une limite de 300 000 livres sterling par QALY supplémentaire pour les médicaments destinés aux maladies très rares, contre environ 50 000 livres sterling pour les maladies plus courantes [6]. Toutefois, un seuil de coûts plus élevé serait inutile si l’amélioration de la qualité de vie sous traitement ne peut pas être quantifiée en raison de l’utilisation obligatoire d’un questionnaire non sensible – comme le montre l’exemple pratique suivant concernant la porphyrie.

Exemple pratique de la porphyrie

La protoporphyrie érythropoïétique (EPP) est un défaut métabolique extrêmement rare (prévalence: 1:100 000). En cas d’EPP, quelques minutes d’exposition à la lumière visible suffisent à provoquer des brûlures phototoxiques des parois des veines et des douleurs extrêmes. Les personnes concernées évitent donc, dès leur plus jeune âge, toute exposition au soleil et aux sources de lumière artificielle forte. Elles doivent en outre adapter tout leur environnement professionnel, privé et social pour pouvoir fonctionner au quotidien. Depuis 2014, l’«afamélanotide» est autorisé dans l’UE. Il s’agit du premier traitement efficace pour la prévention des réactions phototoxiques chez les adultes atteints d’EPP. En Suisse, le médicament est disponible conformément aux dispositions de l’article 71c de l’ordonnance sur l’assurance-maladie (OAMal).

Les QALY sont discriminatoires pour les personnes souffrant de maladies rares et/ou chroniques et pour les personnes âgées.

Une étude à long terme menée par le Centre suisse de référence pour les porphyries montre que la tolérance à la lumière sous traitement par afamélanotide passe de dix minutes à plus de trois heures (médiane) dans la cohorte suisse (n=39) [7]. Les patientes et les patients suisses et d’ailleurs font état d’une quasi-absence de douleurs et d’une normalisation de leur vie quotidienne, ce qui se traduit par une fidélité au traitement de 94 à 98% [7–9]. En tant que représentants des patients ou experts médicaux, les auteurs de cet article ont apporté ces expériences à l’évaluation de l’utilité de l’afamélanotide en Angleterre. Le comité compétent du NICE a toutefois basé son évaluation exclusivement sur les données relatives à la qualité de vie obtenues dans l’étude d’autorisation de mise sur le marché au moyen d’un instrument générique. Il est arrivé à la conclusion que le traitement par afamélanotide représentait 0,33 QALY supplémentaires par rapport au standard of care (aucun traitement) – et n’apportait donc qu’une faible utilité [10, 11]. Dans une procédure antérieure, le même comité a comparé une thérapie de substitution enzymatique (perfusion) déjà disponible en Angleterre pour le traitement de la maladie de Gaucher de type 1 avec une nouvelle option thérapeutique orale présentant la même sécurité et la même efficacité. Le fait d’éviter les contraintes liées aux perfusions bihebdomadaires a été évalué à 1,05 QALY supplémentaires; le remboursement du traitement oral a donc été approuvé [12]. En revanche, les patientes et patients atteints de l’EPP ne reçoivent pas de traitement en Angleterre à ce jour.

Économiser à tout prix

L’approche QALY permet-elle au moins de faire des économies? Si l’on fait abstraction de la privation éthiquement discutable de thérapies, qui certes ne génère pas de coûts directs, les économies réalisées grâce à l’utilisation de QALY doivent encore être démontrées. D’une part, le calcul des QALY génère un besoin considérable de nouveaux services. D’autre part, l’autorité compétente devrait développer des capacités supplémentaires de collaboratrices et collaborateurs formés en conséquence, capables de vérifier les calculs et les hypothèses détaillées. Une propre analyse des évaluations de l’utilité des médicaments pour les maladies très rares effectuées par le NICE montre les limites de la méthode: selon l’estimation de l’autorité, il n’y avait des données EQ-5D utilisables que dans 3 des 21 évaluations au total [11]. La simple comparaison des QALY supplémentaires ne suffit pas pour une analyse des coûts pertinente [1].
Figure 2: Seules trois évaluations de médicaments pour maladies très rares par le NICE contenaient des données EQ-5D exploitables [11].

Les QALY ne sont pas comparables

Si, comme expliqué précédemment, le questionnaire d’enquête sur la qualité de vie est plus ou moins sensible et spécifique à différentes maladies, les QALY qui en résultent ne permettent pas de comparer les différents groupes de maladies. Introduire les QALY comme base de l’évaluation de l’utilité et donc de l’accès aux médicaments reviendrait par conséquent à désavantager systématiquement les personnes souffrant de maladies rares et/ou chroniques ou qui ne se manifestent que plus tard dans la vie [13, 14]. Pour évaluer l’utilité des interventions, il faudrait plutôt écouter les parties prenantes – en particulier les patientes et patients concernés.
science[at]porphyria.com
1 Estevez S, Cosandey J. Wann sind teure Medikamente teuer? Raschen und finanzierbaren Zugang zu hochpreisigen Innovationen sichern. In: avenir-suisse [Internet]. 2023 [cited 2 Sep 2023]. Available: https://www.avenir-suisse.ch/publication/wann-sind-neue-medikamente-zu-teuer/
2 National Institute for Health and Care Excellence (NICE). Guide to the methods of technology appraisal 2013 (PMG9). In: nice [Internet]. 2023 [cited 1 Sep 2023]. Available: https://www.nice.org.uk/process/pmg9/resources/guide-to-the-methods-of-technology-appraisal-2013-pdf-2007975843781
3 Devlin N, Parkin D, Janssen B. Methods for Analysing and Reporting EQ-5D Data. Chapter 1. In: ncbi.nlm.nih [Internet]. 2020 [cited 2 Sep 2023]. Available: https://www.ncbi.nlm.nih.gov/books/NBK565680/#:~:text=For%20the%20EQ%2D5D%2D3L,least%20one%20of%20that%20level
4 Sawhney TG, Dobes A, O’Charoen S. QALY: The Math Doesn’t Work. J Health Econ Outcomes Res. 2023;27;10(2):10-13. doi: 10.36469/001c.83387. PMID: 37522031; PMCID: PMC10386792.
5 Finch AP, Brazier J, Mukuria C. Selecting Bolt-on Dimensions for the EQ-5D: Testing the Impact of Hearing, Sleep, Cognition, Energy, and Relationships on Preferences Using Pairwise Choices. Med Decis Making. 2021;41(1):89-99. doi: 10.1177/0272989X20969686. Epub 2020 Nov 30. PMID: 33256502; PMCID: PMC7780267.
6 National Institute for Health and Care Excellence (NICE). Interim Process and Methods of the Highly Specialised Technologies Programme. Updated to Reflect 2017 Changes. In: nice [Internet]. 2017 [cited 1 Sep 2023]. Available: https://www.nice.org.uk/Media/Default/About/what-we-do/NICE-guidance/NICE-highly-specialised-technologies-guidance/HST-interim-methods-process-guide-may-17.pdf
7 Barman-Aksözen J, Nydegger M, Schneider-Yin X, Minder AE. Increased phototoxic burn tolerance time and quality of life in patients with erythropoietic protoporphyria treated with afamelanotide – a three years observational study. Orphanet J Rare Dis. 2020;15(1):213. doi:10.1186/s13023-020-01505-6
8 Biolcati G, Marchesini E, Sorge F, Barbieri L, et al. Long-term observational study of afamelanotide in 115 patients with erythropoietic protoporphyria. Br J Dermatol. 2015;172(6):1601-1612. doi:10.1111/bjd.13598
9 Wensink D, Wagenmakers MAEM, Barman-Aksözen J, Friesema ECH, et al. Association of Afamelanotide With Improved Outcomes in Patients With Erythropoietic Protoporphyria in Clinical Practice. JAMA Dermatol. 2020;1;156(5):570-575. doi: 10.1001/jamadermatol.2020.0352. PMID: 32186677; PMCID: PMC7081144.
10 National Institute for Health and Care Excellence (NICE). Afamelanotide for Treating Erythropoietic Protoporphyria. In: nice [Internet]. [cited 1 Sep 2023]. Available: https://www.nice.org.uk/guidance/HST27/history
11 Barman-Aksözen J, Minder AE, Granata F, et al. Quality-Adjusted Life Years in Erythropoietic Protoporphyria and Other Rare Diseases: A Patient-Initiated EQ-5D Feasibility Study. Int J Environ Res Public Health. 2023;20(7):5296. doi:10.3390/ijerph20075296
12 National Institute for Health and Care Excellence (NICE). Eliglustat for treating type 1 Gaucher disease. In: nice [Internet]. [cited 1 Sep 2023]. Available: https://www.nice.org.uk/guidance/hst5/history
13 Glick HA, McElligott S, Pauly MV, et al. Comparative effectiveness and cost-effectiveness analyses frequently agree on value. Health Aff (Millwood). 2015;34(5):805-811. doi:10.1377/hlthaff.2014.0552
14 National Council on Disability. Policy Brief: Alternatives to QALY-Based Cost-Effectiveness Analysis for Determining the Value of Prescription Drugs and Other Health Interventions. In: ncd [Internet]. 2022 [cited 1 Sep 2023]. Available: https://ncd.gov/sites/default/files/NCD_Alternatives_to_the_QALY_508.pdf
Disclosure Statement
Elisabeth I. Minder travaille comme conseillère chez Clinuvel Pharmaceuticals, le fabricant de l’afamélanotide.
Jasmin Barman-Aksözen et Rocco Falchetto souffrent de protoporphyrie érythropoïétique et sont traités par afamélanotide.
Mehmet Hakan Aksözen n’a aucun lien d’intérêt.

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