L’artiste guérisseuse

Portrait
Édition
2023/44
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2023.1271502620
Bull Med Suisses. 2023;104(44):62-63

Publié le 01.11.2023

Insolite
Si Emma Kunz prodiguait aujourd’hui ses traitements, elle ne serait pas prise au sérieux. Marquée par différents courants spirituels de son époque, elle a posé ses diagnostics à l’aide d’un pendule et a traité ses patients à l’Aion A, une pierre aux vertus médicinales découverte par ses soins. Portrait d’une femme atypique.
Il n’est pas rare de trouver une boîte d’Aion A au fond d’un placard, cette «roche salutaire» finement moulue prélevée dans la carrière de Würenlos. Ce «produit médical», approuvé par Swissmedic, est utilisé en application externe, en cas d’inflammations par exemple. D’autres ne suivent pas la notice et l’ingèrent pour éliminer des substances nocives ou encore pour son «énergie biodynamique», comme le rapporte le fabricant [1]. «Aion A» a été créé par Emma Kunz, une femme à la biographie extraordinaire, qui nous plonge dans les sphères religieuses et ésotériques de la première moitié du XXe siècle, un domaine peu abordé de l’histoire de la médecine suisse.
Fille d’artisans tisserands de modeste condition, Emma Kunz naît en 1893 à Brittnau, village proche de Zofingue, dans le canton d’Argovie [2]. Comme bon nombre de femmes sans ressources, ses chances d’apprendre un métier sont nulles. Pour subvenir à ses besoins, elle travaille d’abord à l’usine de textile de la ville voisine de Strengelbach.
La guérisseuse Emma Kunz dans son atelier à Waldstatt (1952 ou 1953).
© Werner Schoch, Archives cantonales de l’État d’Appenzell Rhodes-Extérieures, StAAR, Ja.009-10-024c

Soigner les gens

D’après ses propres dires, Emma Kunz a très tôt senti en elle le don de voyance et de guérison [3]. Au fil des décennies, elle en fait son métier et forge sa renommée avec persévérance et succès dans le milieu de la médecine alternative.

Emma Kunz se voyait comme l’intermédiaire entre le cosmos et les demandeurs d’aide.

Fascination pour le rayonnement

D’un point de vue historique, on retrouve dans son parcours les influences de son temps les plus diverses. Sa sœur aînée Hulda, infirmière de formation et fidèle de l’Église, initie Emma Kunz aux bases de la médecine de l’époque et la conforte dans ses convictions religieuses [3]. Gouvernante dans une famille de Dornach, dans le canton de Soleure, elle entre en contact avec les idées anthroposophiques et théosophiques.
Par ailleurs, la première moitié du XXe siècle est marquée par la fascination pour le rayonnement invisible de substances radioactives. Des remèdes radioactifs sont mis en vente, tandis que les scientifiques cherchent des rayons inconnus, des composés subtils et des facteurs d’influence sur la santé humaine et psychique encore inexplorés. Dans les années 1930 se développe l’idée d’un réseau magnétique terrestre pouvant être perçu par des personnes particulièrement sensibles au moyen de baguettes et de pendules. C’est ainsi qu’Emma Kunz commence à recevoir des patients et à les diagnostiquer à l’aide d’un pendule.
Fait inhabituel pour une femme de son temps et de son milieu, elle mène aussi ses propres recherches, pas au sens scientifique strict, mais selon ses concepts à elle. Elle tente de détecter des champs énergétiques ou de faire bourgeonner à plusieurs reprises des calendulas avec son pendule [4].

Des champs d’énergie artistiques

L’art joue un grand rôle dans sa vie. Pendant les mois d’été, Emma Kunz travaille chez le peintre et critique d’art Jakob Friedrich Welti à Engelberg, d'abord comme aide-ménagère, puis comme dame de compagnie, paraît-il. Ce dernier l’encourage à réaliser des dessins géométriques de grand format sur papier millimétré.
Elle perçoit ses œuvres d’art comme des représentations de champs énergétiques. Avec son pendule, elle définit les lignes, les angles, l’épaisseur des traits et les couleurs. Elle utilise ses toiles comme outils de diagnostic dans le cadre de rencontres avec ses patients et se voit comme l’intermédiaire entre le cosmos et les demandeurs d’aide [5].

Découverte de l’Aion A

L’admirateur et biographe d’Emma Kunz, Anton C. Meier, se souvient de l’utilisation du pendule en 1942, alors qu’âgé de cinq ans et atteint de poliomyélite, il avait perdu l’usage des jambes: «Emma Kunz, une femme aimable et déterminée, est entrée dans la pièce vêtue d’une blouse blanche de médecin. Après un bref entretien, elle a sorti de sa poche de manteau une chaîne dont les extrémités étaient pourvues de deux poids sphériques, l’un en jade clair, l’autre en argent. Elle a fait osciller au-dessus de ma tête l’extrémité en jade, ce qui m’a beaucoup amusé. Ni mon père ni moi ne connaissions la signification de ce geste. Nous étions habitués à voir des médecins équipés de stéthoscopes ou maniant des marteaux à réflexes.» [5]

Elle a examiné la roche avec son pendule et a déclaré qu’elle possédait de grandes vertus curatives.

C'est par l’intermédiaire d’Anton C. Meier qu’Emma Kunz croise la route de l’Aion A, le père du garçon étant propriétaire de la carrière de pierres romaines de Würenlos. La guérisseuse examine la roche avec son pendule et en déduit ses grandes vertus curatives. Elle conseille aux parents d’appliquer des cataplasmes de poudre de roche humidifiée plusieurs fois par jour. Après quelques semaines, le jeune patient marche à nouveau, résultat attribué au traitement. Emma Kunz baptise la pierre «Aion A» et qualifie le site d’extraction de «lieu de force» [5].

Retraite à Waldstatt

En 1947, Emma Kunz déménage à Lungern dans le canton d’Obwald, en raison des soupçons de l’exercice d’une activité curative non autorisée, émis par le médecin cantonal d’Argovie. En 1951, cette fois-ci pour fuir le conflit avec le médecin cantonal d’Obwald, elle s’installe à Waldstatt en Appenzell Rhodes-Extérieures et se fait construire une maison avec jardin et vue sur le Säntis [4]. Elle y poursuit ses recherches sur les plantes, les roches et les flux énergétiques. Vêtue d’une blouse blanche, munie d’un crayon de couleur et d’une règle, elle prend la pose dans son atelier devant ses nombreuses œuvres d’art.
Dix ans plus tard, Emma Kunz décède d’un cancer. Sa succession est confiée à un héritier, qui préserve les œuvres de la destruction et les confie ensuite à Anton C. Meier, qui crée à son tour sa propre fondation.

Carrière posthume d’artiste

En raison de sa proximité avec l’art contemporain mais surtout de son statut de femme singulière et anticonformiste, sa carrière posthume d’artiste débute en 1973 avec une exposition à l'Aargauer Kunsthaus d’Aarau. En 1999, le conservateur Harald Szeemann présente ses tableaux à Zurich, aux côtés des œuvres de Joseph Beuys et de Rudolf Steiner. Des expositions suivent dans le monde entier [3]. Appartenant au centre Emma Kunz ouvert par Anton C. Meier en 1986, la grotte rocheuse de la carrière de pierres romaines est baptisée «Grotte Emma Kunz». Le nombre élevé de visiteurs suggère qu’une multitude de patients suisses s’est déjà rendue dans ce «lieu de force» de Würenlos.
1 https://www.emma-kunz.com/de/aion-a/
2. Pinto I. Die Prophezeiungen der Emma Kunz. Zofinger Tagblatt vom 4.1.2023. Online: https://ilirpinto.com/2023/01/04/emma-kunz-brittnau-heilerin-kunst-werkverzeichnis-stiftung/.
3. Teicher H. Kaleidoscopic Visions. In: De Zegher C, Teicher (ed.): 3 x Abstractions: New Methods of Drawing by Hilma af Klint, Emma Kunz, and Agnes Martin. New York 2005: 127–138.
4. Steiner J. «Emma Kunz». In: SIKART Lexikon zur Kunst in der Schweiz, 2022 (erstmals publiziert 2006). Online: https://recherche.sik-isea.ch/sik:person-4025693/in/sikart.
5. Meier A.C. Emma Kunz, 1892–1963. Forscherin, Naturheilpraktikerin, Künstlerin. Emma Kunz Zentrum Würenlos, 5. Aufl. 2003.
Lectures secondaires:
- Kunz E. Leben. Zürich 1930. Online: https://silo.tips/download/leben-gedichte-von-emma-kunz-druck-und-verlag-hans-a-gutzwiler-aktiengesellschaf.
- Muscionico D. Emma Kunz. Heilpraktikerin, Volksheilige (1882–1963). In: Dies. Starke Schweizer Frauen. 24 Porträts. Zürich 2011: 42–47.
- Steiner J. Pentas Parabeln. In: Parkett 47 (1996): 6–13.

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