La philosophie de l’anamnèse

La philosophie de l’anamnèse

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Édition
2023/47
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2023.1258563297
Bull Med Suisses. 2023;104(47):21

Publié le 22.11.2023

Écouter
Venir en aide aux patientes et aux patients devrait être le but premier des médecins. Cela requiert un échange d’égal à égal et un réel intérêt vis-à-vis de son interlocuteur. Car aider ne veut pas dire dominer.
La maladie impacte l’homéostasie psychique et somatique. Cela se traduit par une exacerbation des sentiments. La personne se sentira par exemple fatiguée, épuisée, impuissante, désespérée ou submergée par la douleur. Il est donc pertinent de débuter l’entretien d’anamnèse en questionnant la patiente ou le patient sur son état émotionnel. On demandera d’abord au sujet de décrire spontanément la façon dont il se sent. L’obtention d’informations supplémentaires se fait dans un second temps. On qualifie ce type d’anamnèse de semi-structurée [1].
Questionner la patiente ou le patient sur la façon dont elle ou il se sent est pertinent lorsque la ou le médecin a la capacité et la volonté de détecter et appréhender les ressentis, les pensées, les motivations et les aspects de la personnalité d’un autre individu. Dès le XIXe siècle, le philosophe danois Sören Kierkegaard [2], que je souhaiterais citer ici, associait cette aptitude au concept de «relation d’aide» [2]. Si ce paramètre est pris au sérieux, le personnel médical peut alors percevoir la réalité individuelle du sujet « patient» [3]. Et cela maximise les chances de comprendre véritablement sa souffrance [4].

Pas de notes durant l’entretien

Kierkegaard fait les propositions suivantes: «Si je veux réussir à accompagner un être vers un but précis, je dois le chercher là où il est, et commencer là, justement là. C’est le secret de toute relation d’aide. Celui qui ne sait pas faire cela se trompe lui-même quand il pense pouvoir aider les autres. Pour aider un être, je dois certainement comprendre plus que lui, mais d’abord comprendre ce qu’il comprend. Si je n’y parviens pas, il ne sert à rien que je sois plus capable et plus savant que lui. Si je désire avant tout montrer ce que je sais, c’est parce que je suis orgueilleux et cherche l’admiration auprès de l’autre plutôt que l’aider. Toute aide véritable commence par l’humilité. L’aidant doit commencer par adopter une attitude d’humilité à l’égard de celui qu’il souhaite accompagner, et comprendre qu’aider n’est pas dominer mais servir, qu’aider n’est pas être le plus fort mais le plus patient, qu’aider nécessite d’accepter, et d’endurer le temps qu’il faudra, d’être dans l’erreur et de ne pas comprendre ce que l’autre comprend.» Cela implique notamment de ne lire les documents apportés par la patiente ou le patient qu’après l’entrevue et l’examen physique, sauf cas d’urgence.

Écouter avant d’étudier le dossier

Un exemple: on m’adresse un menuisier de 75 ans de l’Oberland bernois, avec de fortes douleurs et une suspicion de psychose [5]. Lors de l’examen physique, il crie si fort que l’infirmière-cheffe, pourtant rompue à toutes les situations, se précipite. Je l’invite à me raconter sa journée depuis les premières heures du matin. Cela veut dire pour moi accepter le fait que je ne comprends pas encore où se trouve l’autre et ce qu‘il comprend. Son fils l’a amené en voiture depuis Stechelberg. Vers Münsingen, les douleurs étaient si insupportables que le fils s’est arrêté, lui demandant ce qu’il pouvait faire pour le soulager. Il l’a alors prié de positionner sa cuisse et son genou droits vers l’extérieur. Les douleurs auraient alors beaucoup diminué. Elles sont à nouveau très violentes dans le bassin et les cuisses, et rayonnent dans le bas du dos. Le lien évident des douleurs avec la position et les mouvements m’orientent vers une cause organique [6], sans que je ne parvienne à poser de diagnostic. Vient s’ajouter le fait qu’il a fait face au décès de sa femme et subi une intervention chirurgicale pour retirer un mélanome oculaire sans décompenser (résilience). Après l’entretien et l’examen physique, la lecture des documents qu'il a apportés m’indiquent qu’au cours des six derniers mois, il a été vu par son médecin de famille et à l’hôpital régional, par l’orthopédiste, le rhumatologue et le neurochirurgien. Je décide de montrer les radiographies à notre radiologue. Il note une différence de luminosité entre la crête iliaque à droite et à gauche. Une biopsie révèle des tissus métastatiques.
La réalité est quelque chose d’individuel. Celle de la patiente ou du patient devient compréhensible quand on l’incite à s’exprimer par des questions ouvertes.
Prof. ém. Dr méd. Rolf Adler, Kehrsatz
1 Adler RH, Hemmeler W. Anamnese und Körperuntersuchung. G. Fischer, Stuttgart 1992, 3. Auflage.
2 Kierkegaard S. Point de vue explicatif de mon œuvre d'écrivain, Ecrits sur soi-même, 1848.
3 Adler RH. Die Individualität der Wirklichkeit und der Arzt: Eine Reflexion aus Anlass von Mani Matters 75. Geburtstag und seinem Lied «Ir Ysebahn». BullMed 2011;92:1595.
4 Adler RH. Mach keine Notizen während Du mit dem Patienten sprichst. PRAXIS 2018;10:1307–1308.
5 Adler RH, Hemmeler W. p. 1 et p. 183–195
6 Adler RH, Hemmeler W. p.5 et p.194.

© Linda Pollari

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