Tirer profit de son immense potentiel
Médecine personnalisée
Elle est source d’espoir. Grâce à la médecine personnalisée, l’être humain, en tant qu’individu, est enfin au cœur des traitements. Urs Frey, pédiatre et directeur de l’initiative nationale «Swiss Personalized Health Network», nous donne un aperçu en définissant la médecine personnalisée et le rôle qu’elle prendra à l’avenir.
Urs Frey, il n’existe pas de définitions universelles pour les termes de «médecine personnalisée» ou «médecine de précision». Comment les définiriez-vous?
Autrefois, on dispensait les traitements selon le principe du «one size fits all». Tous les patients atteints d’une maladie donnée recevaient le même traitement. Depuis une trentaine d’années, la recherche nous démontre que ce n’est pas la meilleure solution. Les réactions à un traitement diffèrent souvent d’un individu à l’autre. C’est ainsi qu’est née la médecine stratifiée. Les personnes atteintes de la même maladie sont classées en sous-groupes selon leur profil génétique ou des biomarqueurs, puis traitées différemment en fonction du résultat. C’est pour moi la première étape de la médecine de précision.
Le traitement individuel différencié, soit la médecine personnalisée, serait la seconde étape?
Exactement. Ce n’est encore possible que pour certaines maladies. L’oncologie est pionnière en la matière. Grâce à de nouveaux biomarqueurs plus précis, d’autres domaines de la médecine tendent eux aussi à évoluer dans ce sens. Une chose est sûre: de nos jours, les patients ne sont plus soignés selon le «one size fits all». La médecine stratifiée s’inscrit peu à peu comme norme de soin. Chaque sous-groupe reçoit un traitement en fonction de ses caractéristiques spécifiques.
«De nos jours, les patients ne sont plus soignés selon le “one size fits all”.»
© Christian Jaeggi
À l’avenir, soignerons-nous chacun de manière personnalisée?
Nous visons à le faire pour le plus grand nombre de maladies possible. Mais cela n’est pas nécessaire pour toutes les maladies, la médecine stratifiée étant déjà performante. Dans le cas de la mise en place de traitement individuel adapté, on constate des résultats remarquables. Pour moi, en tant que pédiatre, la mucoviscidose est un exemple frappant. Autrefois, la maladie emportait souvent les très jeunes enfants qui en étaient atteints. De nos jours, une fois le défaut génétique identifié, nous adaptons des thérapies individuelles. Ces enfants mènent alors une vie presque normale. La pathogenèse de maladies ayant trait à la génétique et à l’épigénétique est beaucoup plus complexe. La mise en place de traitements individualisés ne se fera donc pas de sitôt. Mais je fonde de grands espoirs dans les progrès de la recherche. D’ici 30 ans, ils permettront une meilleure adaptation individualisée des traitements.
Si le patient se trouve prochainement au cœur de la médecine, la médecine genrée a-t-elle encore raison d’être?
Le sexe biologique compte parmi les facteurs clés de la médecine personnalisée. Les différences entre les sexes ayant été trop longtemps négligées, les besoins en matière de recherche restent importants. Ainsi, la médecine genrée a encore lieu d’être, ne serait-ce que pour clarifier des questions encore en suspens. D’autres critères des sous-groupes, tels que l’âge, occuperont toujours un rôle central dans l’approche individualisée.
En bref, quels sont les avantages de la médecine personnalisée?
Si l’on considère les progrès à venir, notamment en génétique et dans d’autres domaines d’études omiques, notre compréhension des maladies et de leur origine sera meilleure. Le premier avantage consiste en la prévention avec, par exemple, l’adaptation de l’alimentation pour réduire les risques de maladies métaboliques. Le deuxième est la précision du diagnostic, qui permettra de détecter les maladies à un stade précoce et donc de les traiter plus tôt pour plus d’efficacité. Troisièmement, les thérapies seront plus spécifiques et plus efficaces avec pour résultat une diminution des effets secondaires et des traitements superflus. Enfin, le quatrième avantage concerne la simplification en matière de pronostic et de suivi des maladies. Le potentiel de la médecine stratifiée et personnalisée est énorme. Il est encore impossible de prédire ce qui sera à l’avenir possible.
Quels progrès la recherche doit-elle faire pour concrétiser les avantages évoqués?
Il reste de nombreux points à éclaircir. Nous disposons déjà de grandes connaissances sur les divers facteurs liés à la santé et à la maladie. Mais leurs interactions sont encore méconnues, soit les aspects qui concernent les relations entre génétique, métabolisme, environnement, etc. Toutefois, la recherche fait de grands progrès. En voici un exemple: il est aujourd’hui possible de mesurer l’efficacité des médicaments d’enfants épileptiques en analysant l’air qu’ils respirent. On observe de tels progrès dans de nombreux domaines. Cependant, l’étendue des possibilités de la médecine personnalisée ne dépend pas seulement du progrès technologique, mais aussi de l’évaluation des coûts et des bénéfices.
La médecine personnalisée entraîne-t-elle une explosion des coûts?
Les nouvelles technologies de diagnostic et de thérapie sont onéreuses. Nous devons donc les utiliser avec parcimonie. Le risque d’augmentation des coûts n’est pas exclu pour les examens superflus. Une utilisation judicieuse de la médecine personnalisée s’impose. Nous devrions même exploiter ces thérapies de sorte à réduire les coûts: Une fois les traitements superflus supprimés et leurs effets secondaires évités, notre objectif sera plus vite atteint.
Le pédiatre Urs Frey a déjà pu constater des évolutions notables dans son domaine de spécialisation en matière de traitements personnalisés.
© Christian Jaeggi
Dans quelle mesure le secteur de la santé doit-il suivre la voie de la médecine personnalisée?
Un changement de paradigme est nécessaire. Aujourd’hui, on débat déjà de points essentiels relatifs à la mise en œuvre de ces nouveaux traitements onéreux. Il faut de nouvelles preuves d’efficacité de ces thérapies. On compte notamment le recours aux PROMs, des indicateurs d’évaluation des soins du point de vue du patient.
Quelle est l’importance des données? La science des données et la médecine personnalisée vont-elles de pair?
La médecine personnalisée repose en grande partie sur des données. Il faut une bonne base de données pour se faire une image complète de l’être humain. Dans le cadre de la médecine personnalisée, la recherche recourt à de grandes populations de patients, ce qui implique des études multicentriques, notamment pour les maladies rares. Les données étant un moyen d’atteindre un but, la science des données sert à la mise en œuvre de la médecine personnalisée. Une bonne infrastructure est nécessaire, ce qui n’était pas le cas avant en Suisse. Avec le Swiss Personalized Health Network, nous avons fait de grands progrès ces six dernières années avec la mise en réseau et l’échange de données entre hôpitaux universitaires. Peut-être que d’autres hôpitaux et cabinets médicaux intègreront plus tard le réseau de données.
La médecine personnalisée est-elle plus «holistique», étant donné qu’elle tend à englober l’ensemble des aspects d’un individu?
La médecine personnalisée est systémique, comme elle vise à dresser un tableau complet de l’être humain. Pour ce faire, elle prend en compte les facteurs psychiques et sociaux. Même au temps du «one size fits all», les médecins tentaient de voir l’être humain dans son intégralité, mais sans prendre en compte de nombreux biomarqueurs. Ainsi, on disposait déjà d’une médecine «globale».
À force de technologies et de biomarqueurs, ne risque-t-on pas plutôt de porter un regard trop technocratique sur l’être humain?
Si j’en crois mon expérience, non. Au contraire, avec les nouvelles technologies, on peut appréhender avec plus de précision la situation d’un individu. Elles offrent également une réponse plus individuelle aux besoins des patients. Si les biomarqueurs permettent par exemple de prévoir la réaction d’une personne à un traitement, la convaincre de prendre les médicaments correspondants sera plus facile.
En quoi la médecine personnalisée change-t-elle le rôle du médecin?
Des changements se produisent déjà et ils n’en sont qu’à leur début. Le rôle du médecin, du personnel infirmier et des autres professionnels de la santé en tant que détenteurs du savoir fait place à celui d’un spécialiste qui, avec les patients, peut mettre en perspective les connaissances existantes dans le contexte d’un traitement. L’information et le dialogue prendront de l’importance, car il faut tenir compte des problématiques d’ordre juridique, économique et social, à savoir la gestion des données, ainsi que les diagnostics et les traitements à la fois nécessaires, utiles et rentables. Ces questions, qui constituent également un défi éthique, impliquent une relation de confiance entre le médecin et le patient. Ainsi, la technique ne pourra jamais remplacer les professionnels de la santé.
Les médecins sont-ils préparés à ce changement de rôle?
Ils le sont de mieux en mieux. Les études de médecine et la formation continue intègrent de plus en plus ces thèmes dans leur programme, à savoir l’utilisation des données, l’intelligence artificielle ainsi que les questions éthiques et juridiques inhérentes à la médecine personnalisée.
Quelles questions éthiques se posent?
L’autodétermination des patients est l’un des points fondamentaux. Le droit de savoir ou d’être tenu dans l’ignorance est essentiel, pour les diagnostics et les dépistages par exemple. Il convient aussi de s’assurer qu’aucune discrimination ne survienne en raison des éventuels risques de contagion. Les bases légales relatives à ces questions et à la protection des données sont déjà satisfaisantes. Je pense que nous devrions repenser la société en y intégrant davantage de solidarité. Si nous mettions nos données à la disposition de la science, tout en respectant la protection des données, nous pourrions faire progresser la médecine dans son ensemble. J’espère que davantage de personnes seront prêtes à le faire à l’avenir.
À propos du diagnostic, les tests génétiques et pharmacogénomiques deviendront-ils la norme à l’avenir?
Il n’est pas judicieux de dépister à tout va. Là aussi, il convient de peser le pour et le contre et de considérer les besoins des patients. Il faudrait procéder par hypothèses et cibler le diagnostic. D’une part, pour limiter l’utilisation des ressources et les coûts qui en résultent. D’autre part, pour éviter des complications, comme dans le cas de diagnostics erronés (faux positifs et faux négatifs).
À quel point la collecte de données par les patients est-elle importante?
Il importe que cette démarche s’inscrive dans un contexte médical, par l’intermédiaire de la télémédecine depuis l’hôpital ou par le médecin de famille par exemple. Le simple «diagnostic du consommateur», consistant à collecter les nombreuses données personnelles d’une montre connectée, n’est pas pertinent, les données non structurées étant difficiles à interpréter. Il faut une problématique et un contexte clairs. C’est le seul moyen d’exploiter à bon escient le riche potentiel de la médecine personnalisée.

Série d’articles sur la médecine personnalisée

Cet entretien marque le début d’une série d’articles sur la médecine personnalisée. Nous y présenterons l’histoire de la médecine, le témoignage de patientes et de patients, ainsi que les succès actuels du Swiss Personalized Health Network.

Christian Jaeggi Photography

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