À la croisée des tendances médicales

À la croisée des tendances médicales

Article de fond
Édition
2023/42
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2023.1250296599
Bull Med Suisses. 2023;104(42):18

Publié le 18.10.2023

Médecine personnalisée
Si les traitements adaptés à l’individu ne sont pas nouveaux, la «médecine personnalisée» constitue quant à elle un concept inédit. Quelles sont ses particularités? Comment s’inscrit-elle dans les évolutions médicales de ces dernières années? Notre auteur fait le point.
Pour certains, c’est une révolution. Pour d’autres, elle a toujours existé. D’autres encore y voient une redécouverte. En y regardant de plus près, on constate que ce que l’on appelle la «médecine personnalisée» regroupe de multiples axes de l’histoire la plus récente de la médecine. Une rétrospective permet de mieux placer le phénomène dans notre médecine d’aujourd’hui.

Une fausse étiquette?

La confusion autour de la médecine personnalisée et de son histoire est notamment liée à une dénomination problématique des années qui ont précédé le changement de millénaire [1]. Le terme n’implique en effet pas la prise en compte globale, pour le traitement, de l’individualité et de l’espace de vie (dans leur ensemble) physiques et sociaux de chaque patiente et patient, et moins encore de la perception qu’en a le sujet concerné. Au fond, en médecine personnalisée, il s’agit «uniquement» de différencier les risques et profils d’efficacité médicaux selon les groupes de population (sous-stratification), via une évaluation à large échelle de biomarqueurs issus de banques de données [2]. Elle est en ce sens un pas vers une touche de médecine personnalisée. Ni plus ni moins.
Le concept de médecine personnalisée contient les deux volets du dilemme médical fondamental entre approches individualisée et standardisée des malades [1, 3]. Le premier volet de ce dilemme se retrouve dans diverses intensités et nuances depuis l’aube de la médecine [4, 5]. L’autre est presque aussi ancien: la perspective généralisée, standardisée ou universaliste (au symptôme A s’applique le moyen B). Avec les statistiques médicales, vers le début du XVIIIe siècle, et jusqu’à la médecine basée sur les preuves, s’est développée cette approche standardisée d’une médecine «prête à l’emploi» [6], marque d’une médecine moderne basée sur la science. Et son côté réductionniste lui a valu maintes critiques [5].

La confusion autour de la médecine personnalisée et de son histoire est notamment liée à une dénomination problématique.

Le choix du terme «médecine personnalisée», ou parfois «médecine individualisée», relève ainsi de l’astuce marketing [7], s’il n’est pas juste une «fausse étiquette» [8]. Il fait prétendument concurrence à son «adversaire», la médecine basée sur les preuves [9]. Pourtant, la médecine personnalisée est elle-même hautement standardisée en termes de méthode, en ligne avec la tradition scientifique, tout comme sa concurrente. Le terme alternatif de «médecine de précision» n’est, de par son inexactitude, pas moins problématique. Certains proposent de nommer cette nouvelle approche médicale «médecine stratifiée», car elle n’est pas ou pas encore une médecine individualisée au niveau de chaque personne [10, 11].

Une médecine à l’échelle du gène

Dans la pratique, la recherche s’axe à présent avant tout sur l’analyse de la mesure dans laquelle les variantes de gènes existantes influencent l’effet des médicaments, par exemple – et notamment – en oncologie [2]. C’est réalisable, et même de plus en plus facile à faire, depuis le changement de millénaire et le déchiffrage du génome humain. C’est pourquoi certains parlent aussi de «médecine génomique» [2]. Elle fait ainsi partie de la tendance majeure d’une recherche médicale complexe basée sur les gènes. Tout comme les lois sur l’hérédité dont elle est notamment l’héritière, on lui reproche aussi son réductionnisme biologique [7].

Tendances médicales

La médecine personnalisée est aussi la rencontre, outre la génétique et la génomique, de nombreux autres axes essentiels de développement de la médecine récente, que l’on ne peut ici qu’évoquer brièvement. Elle s’inscrit ainsi dans la tendance de long terme d’une médecine à dominante pharmaceutique. Avec son dépistage systématique, elle représente une médecine qui, depuis plus d’un siècle, se base sur les tests. Les tests prédictifs ont par exemple donné lieu à la nouvelle catégorie de «malade potentiel» ou de «healthy ill». Cela s’est accompagné de la problématique d’une (subtile) obligation de savoir et d’action de la part de la patientèle, et d’une médecine à la responsabilité individuelle amplifiée [7].
La recherche médicale se fait de plus en plus sur l’écran de l’ordinateur et les serveurs, à partir de banques de données. La recherche en médecine personnalisée se déroule elle aussi souvent dans l’univers numérique, où elle tente d’identifier schémas et corrélations [9]. La «datafication» est le nom donné à cette tendance globale, qui transforme les informations en «données» standardisées, très structurées et calculables. Une évolution qui n’est, on le sait, pas spécifique à la médecine. Cela vaut aussi pour la différenciation des thérapies. L’offre des produits de consommation est aujourd’hui de plus en plus individualisée («customized»). La «vision» proclamée d’un diagnostic et d’un traitement spécifiques pour chaque individu est sans doute utopique [3, 9]. Mais cette tendance générale permet aussi de petites avancées vers une «médecine sur mesure» [5].

La médecine personnalisée en tant qu’événement médical public s’inscrit dans l’histoire des «engouements» médicaux fabriqués.

Économiquement parlant, la médecine personnalisée devrait favoriser deux tendances contraires. D’une part, la tendance de la croissance des coûts. Car les approches et produits adaptés à l’individu sont en principe plus chers que les produits de masse [2]. D’autre part, la tendance des économies de coûts: la perspective d’une efficacité différenciée sur la base du génome est notamment intéressante pour les caisses-maladie, puisqu’elle implique l’exclusion potentielle des traitements inefficaces et, donc, la réduction des dépenses [6, 7].
Outre les analyses génétiques, la médecine personnalisée présente un autre axe de recherche majeur. Les banques de données sont alimentées par des masses d’informations issues des smartphones et traceurs d’activité, donc de données de schémas de comportement, et en partie de conditions d’environnement, qui permettent des propositions stratifiées de prévention des maladies. Là aussi, la médecine personnalisée s’inscrit dans une évolution majeure à long terme de la médecine, à savoir le poids croissant de la médecine préventive en santé publique. Plus précisément, la tendance toujours plus forte à vouloir modeler préventivement les habitudes de vie des individus.

Engouement pour les innovations

Enfin, la médecine personnalisée en tant qu’événement médical public s’inscrit dans l’histoire des «engouements» médicaux fabriqués. En médecine moderne, les innovations sont «vendues» de plus en plus efficacement, avant même d’être réellement disponibles. Un exemple historique célèbre est Robert Koch et sa tuberculine, mise en scène en grande pompe en 1890 comme le remède contre la tuberculose, qui n’a au final pas dépassé le stade du test [12]. Dans cette médecine des «promesses» [13], engagements, rhétorique du progrès ou «visions» alimentent les attentes [1, 4], en visant notamment l’obtention de fonds de recherche.
L’«engouement» retombe ensuite souvent lors du retour à la réalité, avec la prise de conscience des limites et zones d’ombre des innovations concernées [14]. La médecine personnalisée a été très efficacement mise en scène depuis la fin du siècle dernier et est aujourd’hui l’un des exemples types de marketing d’innovation public.
L’une des promesses de la médecine personnalisée était et reste l’implication des patientes et des patients au processus et donc, leur «autonomisation». Il semble néanmoins que leur nouveau rôle se limite surtout à fournir des données ou recevoir des recommandations de comportement [14]. Dans la place historiquement changeante des malades à l’intérieur du cosmos médical, la médecine personnalisée joue donc sûrement un rôle, mais en aucun cas un rôle disruptif. En termes d’image, elle s’inscrit toutefois dans la tendance, à nouveau croissante ces dernières années, d’une médecine centrée sur le patient.
Dans ce sens, ce que l’on nomme «médecine personnalisée» est une sorte de croisée des chemins ou «centre névralgique» de nombreux développements majeurs, présente dans la recherche médicale et la pratique, des débuts de la médecine moderne à la médecine la plus récente.
1 Michl S. Inventing Traditions, Raising Expectations. Recent Debates on «Personalized Medicine». In: Fischer T, Langanke M, Marschall P, Michl S (eds.). Individualized Medicine. Ethical, Economical and Historical Perspectives. Cham etc.: Springer International Publishing 2015; 45-60. DOI 10.1007/978-3-319-11719-5_4
2 SAMW-ASSM (éd.). Médecine personnalisée. Bases pour la formation interprofessionnelle prégraduée, postgraduée et continue des professionnels de la santé. Berne: SAMW; 2019. https://www.samw.ch/fr/Publications/Recommandations/Bases-medecine-personnalisee.html
3 Michl S, Paul N. Personalisierte, individualisierte, präzise Medizin: medizintheoretische Anmerkungen zur Situation und Semantik eines biomedizinischen Ideals. In: Brähler E, Hoefert HW, Klotter C (eds.). Wandel der Gesundheits- und Krankheitsvorstellungen. Lengerich: Pabst. 2018; 306-12.
4 Gadebusch-Bondio M, Michl S. Individualisierte Medizin. Die neue Medizin und ihre Versprechen. Dt. Ärzteblatt. 2010 (107); A 1062-4. https://www.aerzteblatt.de/archiv/75469/Individualisierte-Medizin-Die-neue-Medizin-und-ihre-Versprechen
5 Tutton R. Personalizing medicine: Futures present and past. Soc Sci Med 75 (2012); 1721-8. http://dx.doi.org/10.1016/j.socscimed.2012.07.031
6 La médecine personnalisée en Suisse – un état des lieux dressé par des experts. Muttenz: EMH Media; 2020. https://assets.roche.com/f/164639/x/9dd36be5e7/emh-la-medecine-personnalisee-en-suisse-special-report.pdf
7 Maio G. Chancen und Grenzen der personalisierten Medizin – eine ethische Betrachtung. Gesundheit + Gesellschaft Wissenschaft. 2012 (12); 15-9. https://www.wido.de/publikationen-produkte/zeitschriften/ggw-gesundheit-gesellschaft-wissenschaft/archiv/ausgabe-1-2012/.
8 Borck, C. Medizinphilosophie zur Einführung. 2nd ed. Hamburg: Junius Verlag; 2021.
9 Borck C. Wirksame Medizin – Eine Historische Epistemologie der evidenzbasierten Medizin als Ausgangsort für Medizinphilosophie. In Friedrich O, Bozzaro C (eds.) Philosophie der Medizin. Paderborn: Brill Mentis 2021: 87-108.
10 Dirette PD. Personalized medicine. Definitions, history, and Implications for the OT profession. The Open Journal of Occupational Therapy. 2015 (3), Issue 4, Article 1. https://scholarworks.wmich.edu/ojot/vol3/iss4/1/ https://doi.org/10.15453/2168-6408.1213
11 Schildmann J, Marckmann G, Vollmann J. Personalisierte Medizin. Medizinische, ethische, rechtliche und ökonomische Aspekte. Ethik Med 2013: 169-72. DOI 10.1007/s00481-013-0261-9
12 Gradmann, C. Krankheit im Labor. Robert Koch und die medizinische Bakteriologie. Göttingen: Wallstein; 2005.
13 Wiesing U. Heilswissenschaft. Über Verheissungen in der modernen Medizin. Frankfurt/M.: S. Fischer Verlag; 2020.
14 Prainsack B. Personalized medicine. Empowered patients in the 21st century? New York: NYU Press;2017.
15 Tutton R. Genomics and the Reimagination of personalized Medicine. London. Routledge; 2014.

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