Les détectives en blouse blanche

Hintergrund
Édition
2022/44
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2022.21170
Bull Med Suisses. 2022;103(44):18-21

Publié le 01.11.2022

Protection de l’enfance L’enfant a-t-il eu un accident ou a-t-il été maltraité? Et qu’en est-il de son état psychique? Il n’est pas toujours facile d’identifier les maltraitances physiques et psychologiques chez les enfants. Trois expertes évoquent leurs expériences et donnent des conseils.
Une mère se présente aux urgences de l’hôpital pour enfants avec son bébé de onze mois. Elle est agitée. Elle dit avoir joué avec son enfant, l’avoir soulevé et entendu tout à coup un bruit bizarre. L’examen révèle un bras cassé.
L’équipe soignante trouve ce récit étrange. Une telle blessure est inhabituelle chez les nourrissons. «Bien sûr, un enchaînement de circonstances malheureuses est théoriquement possible, mais le récit de l’accident a pour le moins laissé les collègues circonspects», explique Dörthe Harms Huser, médecin-chef spécialisée dans les urgences pédiatriques à l’Hôpital cantonal de Baden et responsable du groupe de travail protection de l’enfance des cliniques pédiatriques de Suisse.
Open hand reaching out from obscured face
Dans de nombreux cas, il n’existe aucune preuve de maltraitance infantile. Les médecins doivent d’abord se baser sur des suppositions.
© Jhandersen / Dreamstime
Un tel soupçon de maltraitance infantile est communiqué au groupe de protection de l’enfance de l’hôpital, dirigé par Dörthe Harms Huser – l’équipe soignante y expose le cas le jour même. Le groupe est interdisciplinaire: il comprend non seulement des médecins et des infirmiers, mais aussi d’autres spécialistes, notamment de la psychiatrie et de la psychologie, du service juridique et du travail social. Ce genre de groupes de protection de l’enfance existent dans presque toutes les cliniques pédiatriques de Suisse.
En principe, toute personne cherchant conseil en cas de suspicion de maltraitance d’un enfant peut s’adresser à l’un de ces groupes, qu’il s’agisse d’un membre du personnel hospitalier, d’un pédiatre, d’un médecin spécialisé, d’un enseignant, d’un particulier ou des enfants et adolescents concernés eux-mêmes.
«Dans une grande partie des cas, il n’y a pas de preuves définitives, mais des indices et des suppositions.»
Dörthe Harms Huser
Responsable du groupe de travail protection de l’enfance des cliniques pédiatriques suisses

Signaler ou observer?

En cas de maltraitance ou de menace grave pour l’enfant, la procédure à suivre est généralement claire pour le groupe: un signalement est fait auprès de l’Autorité de protection de l’enfant et de l’adulte (APEA) et – en cas d’abus sexuel notamment – auprès des autorités de poursuite pénale. «Ce qui est évident est simple, explique Dörthe Harms Huser. Mais dans la plupart des cas, il n’y a pas de preuves définitives, que des indices et des suppositions.»
Dans de telles situations, le groupe de protection de l’enfance réfléchit aux moyens qui pourraient apporter une clarification: dans le cas du bébé au bras cassé, des radiographies supplémentaires ont montré qu’il avait déjà subi des fractures. Des bleus suspects avaient déjà été constatés par le passé. D’autres tests, notamment pour exclure la maladie héréditaire des os de verre, n’ont révélé aucun signe de la maladie. L’origine la plus probable des blessures était donc une maltraitance d’enfant qui devait être signalée aux autorités.
Dans les cas de risque plus faible, le groupe de protection de l’enfance cherche d’autres solutions. Il peut donc être utile d’aborder directement le problème avec les parents. Dans le meilleur des cas, ces derniers acceptent d’être conseillés et d’obtenir une aide. «La maltraitance des enfants est généralement le résultat d’un surmenage», explique Dörthe Harms Huser.

La maltraitance en chiffres

Selon la Fondation Protection de l’enfance Suisse, aucune donnée n’est collectée sur l’ensemble du territoire suisse. Les groupes de protection de l’enfant tiennent une statistique sur les cas de mise en danger du bien-être de l’enfant dans les cliniques: https://www.kinderschutz.ch/fr/protection-de-l-enfance/communiques-de-presse/statistiques-nationales-de-la-protection-de-l-enfant-2021. En 2021, 1656 cas ont été signalés, une hausse de 4,1% par rapport à l’année d’avant. Un tiers d’entre eux concernaient la catégorie des maltraitances physiques et la négligence, dans 16% des cas des abus sexuels.
Avec près d’un quart des cas, les signalements d’abus psychologiques ont augmenté de quelques points de pourcentage, comme les années précédentes. Les statistiques ne permettent toutefois pas de savoir si les maltraitances psychologiques augmentent réellement ou si davantage de cas sont repérés. L’évaluation montre également que dans environ 75% des cas, les auteurs étaient issus du cadre familial le plus proche. Constituant près de la moitié des signalements, les enfants de moins de six ans sont particulièrement concernés.
L’étude Optimus a collecté pendant trois mois les chiffres de 351 institutions de la protection de l’enfance privées et publiques en 2016 (www.hslu.ch/-/media/campus/common/files/dokumente/sa/forschung/optimus-3-booklet-study-ch-iii-de.pdf?la=de-ch). Rapportés à une année, jusqu’à 50 000 cas de négligence et de violence envers les enfants ont été recensés – «la partie émergée de l’iceberg», selon le rapport de l’étude. Il serait nécessaire de collecter les données de manière plus uniforme et exhaustive afin de développer de meilleures mesures de prévention.
«Tant que la famille est disposée à changer, il est possible d’agir dans de nombreux cas sans faire appel à l’APEA.»
Anja Böni
Responsable adjointe du groupe de protection des enfants et du centre d’aide aux victimes de l’Hôpital pédiatrique de Zurich
«Tant qu’il y a une volonté de changement au sein de la famille, il est souvent possible d’agir sans faire appel à l’APEA», explique Anja Böni, médecin-chef en médecine psychosomatique et psychiatrie, responsable adjointe du groupe de protection des enfants et du centre d’aide aux victimes de l’Hôpital pédiatrique de Zurich. «L’important est de ne pas perdre le cas des yeux. Il faut déterminer clairement la personne qui suit le dossier.» Il peut s’agir du pédiatre, d’un service social ou d’un centre de conseil. Des examens de contrôle plus fréquents sont également possibles.

Des abus qui passent souvent inaperçus

En tant que psychiatre des enfants et des adolescents, Anja Böni juge central que les maltraitances psychologiques ne passent pas inaperçues. Ces dernières années, les groupes suisses de protection de l’enfance ont enregistré un nombre croissant de cas dans cette catégorie (voir encadré «La maltraitance en chiffres»).
Cela ne signifie pas nécessairement que la maltraitance psychologique est plus fréquente. Le personnel des hôpitaux est probablement davantage sensibilisé à ce sujet, l’identification de la maltraitance psychologique requérant une attention particulière. Anja Böni estime qu’il existe un énorme nombre de cas non déclarés, non seulement d’abus physiques ou sexuels, mais aussi d’abus psychologiques.
Un exemple: une fillette est hospitalisée depuis plusieurs jours en raison d’une infection. Le personnel soignant remarque que le père est très dur avec l’enfant. Il ne cesse de rabaisser sa fille, de lui dire qu’elle ne doit pas pleurnicher et se comporter de la sorte. Cette attitude dévalorisante et de rejet constitue une forme de violence psychologique: la situation devrait être discutée au sein du groupe de protection de l’enfant.
Autre exemple: des parents règlent bruyamment leurs conflits conjugaux dans la chambre d’hôpital, devant l’enfant. «Si les parents ne peuvent même pas se tenir à l’hôpital, on peut imaginer que ce genre de scènes survient aussi à la maison, derrière des portes closes», explique Anja Böni. Vivre ces situations au quotidien constitue un stress psychologique important. La maltraitance psychologique comprend également la peur, l’isolement, la surprotection ou le surmenage des enfants par les adultes.
«Mon objectif est toujours d’inciter les familles à accepter de l’aide.»
Karin Peier Harbauer
Pédiatre

Travailler sur une base de confiance

Karin Peier Harbauer, médecin pour enfants et adolescents, se trouve régulièrement confrontée aux formes les plus diverses de maltraitance et en a déjà vu de toutes les couleurs. Elle affirme néanmoins: «Il est parfois difficile de déterminer ce qui relève de la protection de l’enfance ou pas.» Par exemple si les parents négligent leur enfant: prenons le cas d’un enfant en bas âge souffrant de gale et se grattant sans arrêt, mais dont la mère ne respecte pas le traitement, ou celui d’un garçon obèse dont les parents ignorent les répercussions possibles de l’obésité sur la santé et ne font rien pour y remédier.
Contrairement à l’équipe soignante dans les hôpitaux, Karin Peier Harbauer connaît les familles et parvient souvent à établir une relation de confiance au fil des années. «Mon objectif est toujours d’accompagner les familles et de les inciter à accepter une aide afin d’éviter, dans la mesure du possible, les recours juridiques.» Si les parents ne coopèrent toutefois pas ou si l’enfant est en grand danger, elle le transfère à l’hôpital de manière stationnaire et informe le groupe de protection de l’enfance de cet établissement de la situation. Elle fait rarement des signalements auprès des autorités: «La famille se retire alors et je ne peux plus aider l’enfant. Les institutions sont aussi beaucoup moins vulnérables.»
Pour Karin Peier Harbauer, il est important de ne pas devoir prendre ces décisions seule et de pouvoir discuter d’un cas, par exemple au sein d’un groupe de protection de l’enfance (voir encadré «Conseils pour identifier et gérer les maltraitances»). «Un bon réseau est essentiel pour la protection de l’enfance, explique-t-elle. Tout médecin devrait savoir à qui s’adresser lorsqu’il a un mauvais pressentiment.»

Conseils pour identifier et gérer les maltraitances

Anticiper afin d’identifier et de prévenir à temps une menace imminente pour le bien-être de l’enfant.
Être attentif aux cas moins évidents (notamment aux maltraitances psychologiques).
En cas de traitement de parents qui sont malades psychiquement ou qui se trouvent dans une situation de vie difficile, se demander si les enfants pourraient en souffrir.
Se fier à son intuition, mais éviter de faire un signalement de manière précipitée.
Signaler les cas suspects aux groupes de protection de l’enfance de la région ou des hôpitaux pour enfants. En principe, toute personne – et pas seulement le personnel médical – peut y obtenir des conseils.
Échanger des informations avec d’autres médecins traitants, l’école et autres cercles pour se faire une image plus complète du cas. Attention: l’accord des parents peut être nécessaire.
S’il existe une supervision, y thématiser les expériences ou les décisions pénibles.
En cas de participation à un cercle de qualité, y discuter des cas.
Utiliser les offres de formation continue, notamment le cours PPPP (cours sur les problèmes psychiques, psychosomatiques et psychiatriques dans la pratique pédiatrique) de l’association professionnelle Kinderärzte Schweiz (www.kinderaerzteschweiz.ch)
Informations complémentaires (guides, lois, etc.): www.kinderschutz.ch

Répartir la responsabilité

Se concerter avec le groupe de protection de l’enfance ou d’autres collègues peut également aider à éviter des actions individuelles irréfléchies. «Les personnes qui n’ont pas tous les jours à faire avec la protection de l’enfance tendent à réagir de manière précipitée», dit Dörthe Harms Huser. Dans ce cas, il est utile que plusieurs personnes apportent leur point de vue. «La protection de l’enfance ne se fait pas au niveau individuel, mais en commun.»
Son expérience lui permet en règle générale de maintenir une certaine distance. Le travail est à la fois éprouvant et gratifiant. «Même après des dizaines d’années dans ce domaine, certaines situations m’obligent à rentrer chez moi et à aller courir pour les digérer.»

Contacter les expertes:

Dre méd. Dörthe Harms Huser
Médecin-chef en pédiatrie, spécialisée en médecine d’urgence pédiatrique
Hôpital cantonal de Baden AG
Dre méd. Anja Böni
Médecin-chef en psychosomatique et psychiatrie
Groupe de protection de l’enfance, centre de consultation LAVI, spécialiste en psychiatrie pour enfants et adolescents FMH
Hôpital universitaire pédiatrique de Zurich – Fondation Eleonore
Dre méd. Karin Peier Harbauer
Spécialiste en pédiatrie FMH
Kinderarztpraxis am Theater
Winterthour

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