La formation interprofessionnelle dans la pratique

Faire tomber les vieux schémas

Tribüne
Édition
2021/5152
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2021.20393
Bull Med Suisses. 2021;102(5152):1731-1734

Affiliations
Rédactrice du Bulletin des médecins suisses

Publié le 21.12.2021

La Suisse est en retard en matière de formation interprofessionnelle des métiers de la santé. Cependant, divers projets ont été mis en place ces dernières années et connaissent un franc succès, à l’image de la station de formation clinique interprofessionnelle zurichoise. Le Bulletin des médecins suisses a accompagné des étudiants pendant une journée.
10h30, l’ambiance est studieuse dans le bureau de la Clinique de traumatologie de l’Hôpital universitaire de Zurich (USZ). On s’attelle à la paperasse, on tient à jour les dossiers de patients. Une jeune femme entre dans la pièce et demande poliment, mais avec détermination, à ses collègues absorbés: «Je peux vous déranger un instant? J’ai une question sur ce patient: a-t-il déjà entamé sa rééducation de la main?» Les yeux se lèvent immédiatement des écrans, la réponse fuse: «Oui, il a déjà commencé sa thérapie.» Une scène a priori banale. Pourtant elle ne se déroule pas dans un bureau comme les autres: il réunit des étudiants en médecine, en soins infirmiers, en physiothérapie et en diététique qui, supervisés par des «facilitateurs», s’occupent de patients de manière autonome durant plusieurs ­semaines et apprennent ainsi à travailler de manière interprofessionnelle. Ce concept s’appelle ZIPAS, la station de formation clinique interprofessionnelle zurichoise. Lancé à l’automne 2019, ce projet s’inspire du modèle suédois éprouvé depuis près de trente ans et s’adresse aux étudiants en santé en fin de formation. Le but: casser les barrières entre les professions, connaître et comprendre les tâches respectives, exercer la collaboration interprofessionnelle et savoir comment l’améliorer. Bref, ancrer l’interprofessionnalité dans le quotidien des différents métiers de la santé dès la formation.
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La station de formation ZIPAS encourage les étudiants à communiquer le plus souvent possible entre eux (photo prise en 2019: © USZ / Nicolas Zonvi).

Partager un bureau: encore tabou

Dans la salle de réunion, la question lancée par la jeune femme, en dernière année de soins infirmiers, s’ensuit d’un «update» spontané des patients suivis par les étudiants en santé. «Qui prend en charge quel patient? Qui a besoin d’aide ou rencontre des problèmes?», demande Christian, aspirant infirmier et coordinateur du jour. L’ambiance est détendue et cordiale, chacun écoute attentivement et donne les informations dont il dispose. «Ce patient ne va pas être opéré dans un premier temps, mais il faudra réévaluer son cas», dit ­Tobias, futur médecin. Que corps médical et corps infirmier partagent le même bureau et discutent si ­ouvertement et en tout temps est encore tabou dans la réalité, souligne Andrea Bärlocher, responsable de la formation ZIPAS. Ce serait très simple à mettre en place, mais cela demande un changement de culture, ajoute-t-elle. Ce vent nouveau est porté par les étudiants ZIPAS, pour lesquels l’interprofessionnalité est une ­évidence. «J’ai toujours été conscient de l’aspect interprofessionnel, mais le passage à la station de formation m’a rendu encore plus attentif aux tâches de mes collègues des autres groupes professionnels. Nous nous ­aidons mutuellement et apprenons beaucoup les uns des autres», explique Tobias. Pour Frank Schäfer, médecin adjoint et facilitateur, c’est grâce à des projets comme ZIPAS que l’on casse les clichés poussiéreux.
C’est au tour d’une étudiante en physiothérapie de faire irruption dans le bureau et demande timidement: «Le patient avec le plâtre peut-il supporter une charge?» Un autre étudiant en médecine répond: «Non, pas de charge dans un premier temps, mais je pense qu’il peut bouger les articulations.» La jeune physiothérapeute fronce les sourcils: «Tu penses ou tu en es sûr?» Remarquant son inexactitude, l’aspirant médecin se reprend: «J’en suis sûr, nous l’avons vu de manière chirurgicale.» Les projets de ­formation comme ZIPAS encouragent les étudiants à communiquer le plus possible entre eux et de manière claire. «Souvent, le stress quotidien empêche qu’un dialogue ouvert ait lieu, des sujets délicats sont ainsi évincés et la collaboration au sein d’une équipe en ­pâtit», dit Andrea Bärlocher. Ce qui se répercute sur la prise en charge du patient: 70% des erreurs médicales sont dues à un manque de communication et une ­collaboration inadéquate [1].

Cinq questions à PD Dr méd. Bastian Grande, Medical Director centre de simulation, Hôpital universitaire de Zurich

Le centre de simulation, que vous dirigez, propose des entraînements spécifiquement pour les équipes interprofessionnelles. Quels en sont les avantages?
Nous avons pu démontrer que la performance d’une équipe augmente lorsqu’elle s’entraîne de façon interprofessionnelle. Les membres d’une équipe se sentent ainsi plus sûrs psychologiquement, car ils savent ce que font les autres et n’ont pas peur d’aborder entre eux des sujets parfois délicats. Cela permet d’abattre les hiérarchies, de communiquer de manière non violente et de dépasser les préjugés sur les autres professions, car les compétences de chacun et la volonté de s’occuper au mieux du patient sont mises en avant.
En quoi est-ce si important de savoir ce que les autres font? N’y a-t-il pas un risque de recoupement?
Si chacun a été entraîné à faire les gestes des autres, alors chacun sait qui fait quoi à quel moment et peut intervenir lorsqu’une personne a besoin d’aide. Il existe beaucoup de recoupements entre les professions de la santé, par exemple en anesthésie. Dans ce domaine, le corps infirmier réalise des gestes médicaux complexes. L’important est de communiquer et de clarifier les rôles, soit qui fait quoi. En physiothérapie, le médecin peut aussi mobiliser le patient, mais doit en discuter clairement avec la physiothérapeute: jusqu’où le médecin intervient-il, à quel moment une prise en charge en physiothérapie est-elle judicieuse? Il n’y a pas de marche à suivre, chaque situation est différente et doit être «négociée» entre les personnes impliquées.
Il s’agit là d’entraînements. Peut-on vraiment les reproduire au quotidien, avec le stress et les contraintes?
Le transfert du savoir à la pratique clinique est un point important. Cela passe par des discussions et des briefings avec les personnes qui n’ont pas encore ce savoir. L’argument «on n’a pas le temps» est en fait injustifié: il a été constaté que lorsqu’une équipe réfléchit à comment elle a travaillé, elle le fait de manière plus succincte et efficace qu’un débriefing sur un ­patient. Des sujets plus sensibles sont abordés. Chacun rentre à la maison avec les idées plus claires et parfois le cœur plus léger.
Quid des collègues plus âgés qui n’ont pas été formés à ­l’interprofessionnalité? S’adaptent-ils à ce changement?
J’ai personnellement fait l’expérience que des médecins collègues souffraient du fait d’être coincés dans des structures ­rigides et étaient contents de voir que la collaboration entre professions peut se passer différemment. D’autres collègues disent «Oui, c’est très bien», mais veulent avoir la preuve que cette ­façon de travailler a des avantages. C’est tout un changement de culture qui doit s’opérer. Moi-même, je n’ai jamais eu de cours sur ces thèmes durant ma formation. Nous en sommes ­aujourd’hui bien loin, mais cela prendra encore du temps pour que l’interprofessionnalité soit une évidence pour toutes les professionnelles et tous les professionnels de la santé.
Par rapport à des pays comme la Suède et le Canada, la Suisse a du retard en matière de formation interprofessionnelle. A quoi est-ce dû?
Il manque à mon avis la volonté politique pour le faire et, par conséquent, les structures encourageant ce type de formation. La FMH pourrait ici servir de levier. Par ailleurs, il n’existe aucune société spécialement dédiée à l’entraînement interprofessionnel. Les sociétés de discipline travaillent de manière très cloisonnée. Un exemple frappant: les brochures distribuées après un congrès sont divisées en deux parties, une pour les soins infirmiers et une pour le corps médical. C’est presque le comble, sachant que l’on travaille ensemble au quotidien.

«Se sent-elle mal intégrée?»

Une fois la jeune physiothérapeute sortie, les autres étudiants se regardent: «Elle a l’impression de déranger, mais pourquoi? C’est vrai que nous échangeons beaucoup entre infirmiers et médecins, moins avec les physios et les diététiciens, qui ne sont là que ponctuellement et peuvent se sentir de ce fait mal intégrés. Serait-ce un point à aborder lors de la réflexion?» Hochements de tête. La «réflexion» fait partie intégrante de l’apprentissage à ZIPAS et a lieu chaque jour: elle sert à prendre du recul par rapport à la collaboration interprofessionnelle, à revenir sur les situations qui ont posé problème et celles qui ont été bien gérées, à comprendre pourquoi telle ou tel a réagit ainsi et à améliorer la communication ainsi que le travail en équipe.
Mais d’abord, c’est l’heure de la visite auprès des trois patients actuellement suivis par les étudiants. Le petit groupe, accompagné par le facilitateur infirmier, fait le point avec la médecin assistante dans le couloir avant d’entrer dans la chambre. Le cas d’un jeune patient d’origine étrangère et parlant à peine l’allemand préoccupe l’équipe. «On lui a expliqué plusieurs fois ce qu’il avait et pourquoi il devait rester hospitalisé. Hier il était énervé, il aimerait partir», dit Tobias. «Oui je sais, il ne comprend rien», soupire la jeune médecin. Quelqu’un précise qu’un interprète est déjà venu. Puis la médecin assistante décide: «Les étudiants en médecine doivent en parler avec le médecin adjoint et regarder avec lui si un interprète doit être ­organisé.» Pas de réaction, seul un léger hochement de tête collectif. La discussion part sur un autre ­patient. Cette situation a-t-elle été bien gérée par les ­futurs professionnels? En tout cas, elle n’a pas échappé à l’œil expert de la responsable de ZIPAS.
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ZIPAS est destinée aux étudiants en santé: ceux-ci s’occupent de patients de manière autonome sous la supervision de «facilitateurs» pour apprendre à travailler de manière interprofessionnelle (photo prise en 2019: © USZ / Nicolas Zonvi).

Au-delà des rôles et des hiérarchies

13h30, retour dans le bureau de l’équipe ZIPAS pour la réflexion. Andrea Bärlocher teste les étudiants. «Y a-t-il une situation qui, selon vous, ne s’est pas passée de manière optimale ce matin?» Silence. L’experte les aide: «Quand vous évoquiez un éventuel recours à un interprète, j’ai constaté une répartition classique des rôles. Comment analysez-vous la situation et qu’avez-vous finalement décidé pour ce ­patient?» Chacun explique à tour de rôle son point de vue sur la gestion de la situation et sa réaction sur le moment. Le facilitateur soignant intervient: «J’attendais que quelqu’un dise: ‘Le patient a besoin d’un interprète’, mais ce n’est pas venu.» Frank Schäfer, le ­médecin adjoint à qui la décision a été tacitement laissée par les étudiants, également facilitateur, ajoute: «On voit ici le cliché du supérieur hiérarchique: c’est à lui de décider. Or, vous auriez pu décider entre vous si un interprète était nécessaire, déterminer qui a besoin de quelles informations à faire traduire et entreprendre vous-mêmes les démarches.» Aysel, étudiante en soins infirmiers qui n’a pas assisté à la visite, nuance: «Organiser un interprète fait partie des compétences infirmières, je l’aurais fait si j’avais suivi ce patient. Mais je comprends qu’on ait voulu chercher l’accord ‘plus haut’, vu que ce service entraîne des coûts.» Pour Aysel, le passage à la ZIPAS lui a permis de dépasser les rôles et de voir le médecin comme un partenaire égal. «Au début, je me disais: ‘Ai-je le droit de demander ça au médecin?’ A ZIPAS, j’ai appris à parler sans crainte avec le corps médical. Nous, le corps infirmier, pouvons apporter quelque chose aux médecins, nous avons des compétences qu’ils n’ont pas.»
Lors de la réflexion, il s’agit de décrire une situation délicate, de l’analyser et de rassembler les différents points de vue sur la gestion de la situation. L’objectif final étant que «les étudiants trouvent leurs solutions en utilisant leurs ressources», résume Andrea Bärlocher. «Lorsqu’ils ­reviennent sur des situations, je suis à chaque fois impressionnée de les voir réaliser ce qu’ils auraient pu faire autrement. Il y a une grande compréhension ­mutuelle et une envie d’améliorer la collaboration entre les professions.» Le patient est toujours au centre des réflexions: «Comment faut-il communiquer et agir pour que la prise en charge soit la plus efficace, agréable et sûre possible? Pour cela, il est essentiel de comprendre ce que l’autre fait et partager les bonnes informations au bon moment.»

Un projet voué à s’établir durablement

Lors du stage ZIPAS, on a le temps de déconstruire ces situations. Quid dans la vraie vie? «Notre quotidien est très prenant, mais ZIPAS nous permet de garder à l’esprit l’aspect interprofessionnel et d’y réfléchir lors des moments plus calmes», estime Aysel. Andrea Bärlocher concède que l’application au quotidien n’est pas aisée pour les étudiants: «Quand ils retrouvent leur routine, qui fonctionne différemment de ZIPAS, le risque est que ce qu’ils ont vécu se perde. Il faut une structure pour le vivre au quotidien et l’ancrer durablement.»
Autre obstacle: être confronté à des professionnels qui n’ont pas été formés à l’interprofessionnalité, ce qui peut se révéler frustrant pour mettre en œuvre ce qui a été appris. Aysel confirme: «Certaines et certains collègues du corps infirmier restent inconsciemment coincés dans des vieux schémas. L’intérêt manque parfois.» Conscients de ce point, les responsables et facilitateurs de ZIPAS regrettent que seule une petite part des étudiants profite pour l’instant de la station de formation. Celle-ci a valeur «d’atelier artificiel», la collaboration entre professions n’étant pas encore vécue par tous au quotidien. Frank Schäfer plaide pour une généralisation de la formation à l’interprofessionnalité et que ZIPAS devienne un passage obligé pour tous les étudiants en santé. «Le projet doit aussi s’ouvrir aux générations plus âgées qui n’ont pas baigné dans cette interprofessionnalité activement vécue. Il ne faut pas seulement viser la formation de base, mais aussi postgraduée et continue afin de toucher le plus de professionnels possible», dit-il. Pour que ZIPAS s’établisse à plus large échelle et devienne une station de formation fixe, les ressources humaines et financières nécessaires doivent cependant être trouvées, ainsi que la volonté politique. D’autres hôpitaux du pays ont d’ores et déjà fait part de leur intérêt.

Station de formation pionnière en Suisse  

En 2017, six institutions, dont Careum, l’Université de Zurich, l’Hôpital universitaire de Zurich (USZ) et la Haute école zurichoise des sciences appliquées ZHAW, ont co-créé ZIPAS, la première station de formation clinique interprofessionnelle en Suisse. Ce projet s’inspire du modèle suédois né dans les années 1990. En 2018, deux premiers projets pilotes de ZIPAS ont été menés à la Clinique de neurologie de l’USZ. Un an plus tard, les premières stations de formation suisses ont été mises en service à l’USZ (Clinique et Polyclinique de médecine interne et Clinique de traumatologie). Elles accueillent des ergothérapeutes, assistants en soins de santé communautaire, infirmiers, médecins, physiothérapeutes, diététiciens et travailleurs sociaux en fin d’études. Durant trois à quatre semaines, un groupe de six à sept étudiants se charge de la structure de jour et des soins aux patients. Il définit les objectifs et les interventions au niveau des traitements et effectue les visites médicales. Des formateurs expérimentés ou des médecins cadres issus des différents groupes professionnels jouent le rôle de facilitateurs en supervisant et en accompagnant le groupe dans la pratique. Après chaque service, étudiants et facilitateurs se réunissent pour discuter de la collaboration interprofessionnelle. Plus d’informations: www.zipas.ch

Série sur l’interprofessionnalité

La collaboration entre les spécialistes de différentes professions de la santé est considérée comme un levier important afin de ­relever les défis du système de santé. Où en est la Suisse dans ce domaine? Quels avantages apporte l’interprofessionnalité et quelles en sont les limites? Nous éclairons le sujet sous divers angles dans une série d’articles.
julia.rippstein[at]emh.ch
1 Institute of Medicine (US) Committee on Quality of Health Care in America. To Err is Human: Building a Safer Health System. Kohn LT, Corrigan JM, Donaldson MS, editors. Washington (DC): National Academies Press (US); 2000. PMID: 25077248.

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