Recommandations de l’ASSM relatives au concept de futilité

Comment aborder l'inefficacité et l'absence de sens en médecine?

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Édition
2021/50
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2021.20359
Bull Med Suisses. 2021;102(50):1683-1686

Affiliations
a lic. iur, MAE, Medizin & Ethik & Recht, Bâle, suivi scientifique du groupe de travail; b Prof. Dr méd. Dr phil., président de la Commission Centrale d’Ethique de l’ASSM

Publié le 15.12.2021

L’inefficacité et l’absence de sens en matière de traitements font partie de la médecine, thématique souvent résumée sous la notion générique de futilité médicale. Le fait d’évaluer au cas par cas si une thérapie est indiquée ou non demeure un défi, les jugements de valeur du personnel soignant ainsi que ceux des patientes et des patients entrant en ligne de compte. L’Académie Suisse des Sciences Médicales (ASSM) s’est penchée sur le sujet et a publié une série de recommandations.
Le conseil et l’accompagnement des patientes et des patients ainsi que de leurs proches dans des situations où un traitement médical pourrait se révéler inefficace ou dénué de sens constituent des tâches inhérentes à la médecine. Dans ce contexte, les groupes professionnels impliqués assument une responsabilité pro­fessionnelle et éthique particulière. C’est pourquoi les dilemmes qui en résultent sont détaillés dans les directives médico-éthiques de l’ASSM [1–3].
La question de savoir si l’inefficacité ou l’absence de sens que l’on prête à un traitement repose sur des preuves tangibles, ou si elle est influencée par des jugements de valeur, fait régulièrement l’objet de controverses. Cette problématique concerne également l’indication médicale, qui permet de justifier scientifiquement qu’un traitement est adapté et approprié pour parvenir à l’objectif défini, conjointement avec la patiente ou le patient.

Des nouvelles recommandations

Compte tenu de ces discussions, qui se sont encore intensifiées durant la pandémie de Covid-19, la Commission Centrale d’Ethique (CCE) de l’ASSM a décidé de ­rédiger des recommandations approfondies à ce sujet. L’équipe des auteures a bénéficié du soutien d’un groupe de travail de la CCE. La publication a été approuvée par la CCE et le Comité de direction de l’ASSM en septembre 2021. Les recommandations sont disponibles en trois langues (français/allemand/anglais) au format papier ou électronique (assm.ch/recommandations).
Le présent document résume les principales conclusions de ce travail, à l’exception des aspects juridiques, auxquels un chapitre entier est consacré dans la publication. Trois des mesures recommandées dans l’approche éclairée du concept de futilité sont présentées à titre d’exemples.

Le concept de futilité

Les traitements inefficaces et/ou dénués de sens sont souvent décrits par le terme générique de futilité médicale. Ce concept remonte à l’Antiquité, bien qu’il ait évolué au fil des siècles tant sur le plan de sa signification que de sa fonction. L’idée que les médecins, en qualité de spécialistes, devraient décider de la vie humaine, a été remplacée par le modèle d’une prise de décision partagée (shared decision-making) [4]. Le concept de futilité ne fait toutefois pas l’unanimité. Les recommandations de l’ASSM présentent les controverses conceptuelles qui s’y rapportent et se penchent sur la notion d’indication médicale en lien avec le concept de futilité.

Trois «catégories» de décisions médicales

Les recommandations établissent le concept de futilité comme valable: bien que critiqué, celui-ci repose sur des valeurs et des objectifs largement partagés. Par conséquent, il est possible de parler d’un consensus général dans certaines situations, tant en termes d’inefficacité que d’absence de sens. En fin de compte, il s’agit ici aussi d’une décision fondée sur des valeurs, qui s’inscrit dans l’état des connaissances de la communauté scientifique et reflète les normes et conceptions du monde de la société. Ces évaluations doivent être ­réalisées et réfléchies de la manière la plus transparente possible tout en étant intégrées dans un processus décisionnel conçu conjointement avec les patientes et les patients. A cet effet, on distingue les trois catégories suivantes:

«La médecine décide»

Dans le cas de l’inefficacité physiologique, le constat empirique indique (malgré une certaine incertitude résiduelle ou un risque d’erreur) qu’un traitement n’est ou ne serait pas (plus) efficace. Dans une telle situation, les professionnels de la santé [5] peuvent décider de ne plus proposer de traitement (par ex. ECMO chez une patiente avec un pronostic défavorable). La décision se rapporte à la situation médicale et doit se fonder sur l’expertise professionnelle. Ce cas de figure implique un consensus social qui accorde aux professionnels de la santé les compétences correspondantes. Ces situations sont souvent réglées au niveau supérieur, par ex. par des directives professionnelles spécifiques. Même dans un tel cas de figure, le dialogue avec la patiente ou le patient et ses proches demeure essentiel afin d’expliquer le contexte de la décision.
Tableau 1: Rapport entre le degré d’inefficacité ou d’absence de sens et l’indication médicale.
Futilité
Inefficacité Absence de sens 
Traitement inefficaceTraitement probablement ­inefficaceTraitement probablement ­dénué de sensTraitement dénué de sens
Le traitement ne permet pas d’atteindre l’objectif thérapeutique escompté, autrement dit aucun succès thérapeutique n’est possible (par ex. traitement antibactérien d’une infection ­virale).La probabilité de réussite d’un traitement spécifique demeure incertaine ou faible; les éventuels effets escomptés sont peu significatifs (par ex. prescription de digoxine en cas d’insuffisance cardiaque réfractaire).Même si le traitement est potentiellement efficace, les chances d’atteindre l’objectif thérapeutique global escompté (guérison, maintien d’une qualité de vie acceptable, etc.) sont moindres (par ex. en cas de tumeur métastatique: chimiothérapie expérimentale présentant des chances minimes de prolonger la survie de quelques mois). Même si le traitement est ­potentiellement efficace, l’objectif thérapeutique global escompté (par ex. guérison, maintien d’une qualité de vie acceptable, etc.) ne peut pas être atteint (par ex. réanimation d’une patiente, atteinte de BPCO en phase terminale, après une interruption de ­l’alimentation en oxygène de plusieurs minutes).
non indiqué (ou contre-­indiqué, si nocif)indiqué de manière discutable («potentially inappropriate»)
L’indication nécessite l’examen de l’adéquation.
→ Evaluation avec les patientes et les patients du rapport entre ­l’ampleur et la probabilité des bénéfices, des risques et des effets négatifs.
L’examen de l’économicité est nécessaire pour déterminer la ­possibilité de remboursement (au niveau de l’assurance-maladie obligatoire).
→ Evaluation de la rentabilité (Health Technology Assessment).
non indiqué(ou contre-­indiqué, si nocif)
Le dialogue concernant les objectifs thérapeutiques globaux ou spécifiques et les options de traitements demeure essentiel, quelle que soit la situation. Si l’indication est discutable, les patients doivent être impliqués dans le processus décisionnel (shared decision-making).

«La médecine conseille»

Cette situation constitue le cas habituel. Les professionnels de la santé présentent aux patientes ou aux patients (ou à leurs représentants) leur pronostic individuel, les options de traitement ainsi que les chances et les risques, puis proposent un traitement ou des possibilités thérapeutiques alternatives. Les patientes ou les patients acceptent ou refusent le traitement, ou choisissent l’un des traitements alternatifs proposés. Dans ce cadre, le droit à l’autodétermination est prioritaire. Il convient de tenir compte du fait que les patientes et les patients peuvent à tout moment refuser les traitements, mais ne peuvent en principe pas exiger certains traitements [6].

«Zone grise»

Les objectifs ou les mesures thérapeutiques sont évalués de manière différenciée. Dans ce cas, l’évaluation des données empiriques est également influencée par la vision du monde et les valeurs sociales. Faut-il reconnaître à une patiente ou un patient un droit à un traitement qui s’est avéré inefficace dans les 50 ou 100 derniers cas («La médecine décide») [5, 7, 8]? La décision normative réside dans la définition de la limite de tolérance, c’est-à-dire du «cut-off» (futilité quantitative), ou dans l’évaluation de la pertinence des effets thérapeutiques (futilité qualitative). Dans ces situations, il s’agit aussi de clarifier avec la patiente ou le patient si le traitement est souhaité, même si les perspectives de réussite sont minces («La médecine conseille»). L’importance des conséquences du traitement ne concerne pas seulement la charge pour la patiente ou le patient et ses proches ou l’équipe de soin. En cas de thérapies très onéreuses, il convient également de réfléchir aux coûts d’opportunité possibles, les ressources mobilisées n’étant plus disponibles pour les autres patientes ou patients [9]. En fonction de ce paramètre, un traitement peut alors être classé dans la catégorie «La médecine décide».

Sélection de recommandations

Lorsque l’inefficacité ou l’absence de sens d’un traitement est clairement établie, il n’y a pas d’indication médicale («La médecine décide»). Ce type de situation est particulièrement difficile à gérer. Les professionnels de la santé peuvent se sentir obligés d’effectuer certains traitements alors qu’ils estiment que ceux-ci ne servent pas le bien-être de la personne concernée, notamment en raison d’attentes et de pression de la part des patientes ou patients ou de leurs proches. Les recommandations élaborées, dont trois sont décrites ci-dessous à titre d’exemple, visent à guider les spécialistes en présence de telles situations.
1. Clarification de l’objectif thérapeutique: l’objectif supérieur du traitement doit être clarifié conjointement avec les patientes et patients ou leurs représentants. Dans ce contexte, les professionnels de la santé doivent tenir compte des représentations et du niveau de connaissance des patientes et patients, être à l’écoute de leurs besoins, souhaits et craintes et s’enquérir de leurs préférences. Ils doivent s’orienter selon l’objectif du traitement et consigner si la procédure correspond à cet objectif. Le résultat doit être documenté en bonne et due forme.
Exemple 1: une patiente atteinte d’un cancer du col de l’utérus développe une insuffisance rénale obstructive pouvant entraîner un décès rapide en l’absence de traitement. Elle souhaite être vivante pour la naissance de son petit-enfant dans deux mois. Une dialyse peut prolonger sa vie, sans apporter de changement à sa maladie tumorale. Elle permet néanmoins à la patiente d’être vivante à la naissance de son petit-enfant et peut ainsi avoir du sens.
2. Reconnaissance des «biais» personnels: non seulement la pose de l’indication se fonde sur des faits objectifs, mais elle est parfois influencée par des raisons non professionnelles. A titre d’exemple, l’évaluation émotionnelle subjective de situations ou de groupes de patientes et patients peut influencer le jugement professionnel, au même titre que l’appréhension des discussions délicates ou les conflits d’intérêt. Ces influences doivent être reconnues et faire l’objet d’une réflexion critique.
Exemple 2: les professionnels de la santé sont conscients qu’ils ont tendance à juger une thérapie comme dénuée de sens et inefficace plus rapidement pour certains groupes de patientes et patients et à ne pas la proposer ou l’appliquer, par ex. chez les diabétiques ou les personnes souffrant de dépendances [10, 11].
3. Renforcement du dialogue: la communication (le dialogue) sert à identifier les besoins des patientes et des patients et de leurs proches, à instaurer la confiance et à prendre les bonnes décisions. Le rôle des professionnels de la santé comme celui des ­patientes et des patients peut évoluer au cours d’une maladie grave. S’il s’avère que les thérapies ne ­produisent aucun effet, il est important de traiter la voie à suivre acceptée par toutes les parties par le dialogue.
Exemple 3: le pronostic d’un patient âgé en soins intensifs gravement atteint du Covid-19 ne cesse de se dégrader. L’entretien avec les proches permet de calmer leur inquiétude quant à l’éventualité que l’option proposée serait due au manque de lits et que la personne malade devrait laisser sa place à une autre plus jeune.
L’ASSM espère que ces recommandations donneront lieu à une réflexion sur la manière de gérer l’inefficacité et l’absence de sens, et invite les associations ­professionnelles, les organisations de soins et les associations de patientes et patients à engager le débat sur ce sujet complexe.

L’essentiel en bref

• La Commission Centrale d’Ethique de l’ASSM a élaboré les recommandations «Inefficacité et absence de sens dans l’approche du concept de futilité en médecine». Celles-ci sont disponibles en trois langues (f/d/e) et peuvent être commandées gratuitement en version imprimée sous https://www.assm.ch/ recommandations
• Dans la pratique, les professionnels de la santé évaluent la futilité en se basant sur les preuves et l’expérience, mais les jugements de valeur des soignants et des patients entrent également en ligne de compte.
• Les recommandations offrent une aide dans les situations où il n’y a pas d’indication médicale, mais où il existe une attente de la part des patients ou de leurs proches. Il s’agit notamment de clarifier l’objectif du traitement, de reconnaître ses propres «biais» et de mettre l’accent sur le dialogue.
Prof. Dr méd. Dr phil. Nikola Biller-Andorno, Zurich; Prof. Dr iur. ­Regina Aebi-Müller, Lucerne; lic. iur. Michelle Salathé, MAE, Bâle; Jana Sedlakova, M.A., Zurich.
Prof. Dr méd. Dr phil. Nikola Biller-Andorno, Zurich (présidente); Prof. Dr iur. Regina Aebi-Müller, Lucerne; PD Dr méd. Klaus Bally, Bâle; PD Dr méd. Eva Bergsträsser, Zurich; Prof. Dr méd. Dr phil. Paul Hoff, Zurich (président CCE); Prof. Dr méd. Anja Lorch, Zurich; Dr méd. ­Valerie Luyckx, Zurich; Dr méd. Madeleine Mirabaud, Genève; Bianca Schaffert, MSN, Schlieren (vice-présidente CCE); Dr rer. medic. Ewald Schorro, Fribourg.
Académie Suisse des ­Sciences Médicales
Laupenstrasse 7
CH-3001 Berne
ethics[at]sawm.ch
 1 ASSM (2021). Décisions de réanimation. Directives médico-­éthiques, en ligne: assm.ch/directives
 2 ASSM (2018). Attitude face à la fin de vie et à la mort. Directives médico-­éthiques, en ligne: assm.ch/directives
 3 ASSM (2013, actualisation en 2020 et 2021). Mesures de soins intensifs. Directives médico-éthiques, en ligne: assm.ch/directives
 4 Rosca A, Krones T, Biller-Andorno N. Shared decision making: ­patients have a right to be informed about possible treatment ­options and their risks and benefits. Swiss Med Wkly. 2020;150:w20268.
 5 Truog RD. The Concept of Futility: Recognizing the Importance of Context. Perspect Biol Med. 2018;60(3):428–32.
 6 Aebi-Müller RE. Behandlungspflichten und Behandlungs­entscheide bei Ressourcenknappheit. Jusletter, 1er février 2021.
 7 Brett AS, McCullough LB. Getting Past Words: Futility and the Professional Ethics of Life-Sustaining Treatment. Perspect Biol Med. 2017;60(3):319–27.
 8 Kyriakopoulos P, Fedyk M, Shamy M. Translating futility. CMAJ. 2017;189(23):E805–6.
 9 Niederman MS, Berger JT. The delivery of futile care is harmful to other patients. Crit Care Med. 2010;38(10 Suppl):S518–22.
10 Lorentzon M, Nilsson AG, Johansson H, et al. Extensive under­treatment of osteoporosis in older Swedish women. Osteoporos Int. 2019;30:1297–305.
11 Bernstein SL, Yu S, Post LA, Dziura J, Rigotti NA. Undertreatment of tobacco use relative to other chronic conditions. Am J Public Health. 2013;103(8):e59–65.

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