Comment l’interprofessionnalité a fait son chemin

«Docteur, vous devez appuyer à fond sur la seringue»

Tribüne
Édition
2021/46
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2021.20251
Bull Med Suisses. 2021;102(46):1537-1539

Affiliations
Prof. Dr rer. soc., rédacteur culture, histoire, société

Publié le 17.11.2021

La collaboration entre médecins et personnel soignant a longtemps été marquée par une forte hiérarchie et une séparation claire des rôles. Aujourd’hui, le travail en équipe d’égal à égal prend toujours plus d’importance. Un regard sur les prémices de l’interprofessionnalité montre que cette évolution est le fruit d’un changement de perception de l’image des soins infirmiers.
L’infirmière à la retraite se souvenait parfaitement de l’incident lors de son entretien avec Susanne Kreutzer, spécialiste allemande en recherche infirmière. Il s’est produit alors qu’elle était fraîchement diplômée. Le médecin-chef avait du mal à introduire correctement la grosse et longue aiguille dans la veine du patient. Avant qu’il ne réessaie, la jeune infirmière a lâché en présence de deux collègues expérimentées: «Docteur, appuyez donc à fond sur la seringue.» Et de se rap­peler du silence qui s’ensuivit: «On aurait pu entendre une mouche voler après cette instruction que j’avais donnée au médecin-chef» [1].
Un défi interprofessionnel avant l’heure? Un coup d’œil aux archives du Bulletin des médecins suisses montre qu’en Suisse, le débat autour de l’«interprofession­nalité» en médecine remonte à une dizaine d’années. Selon la première charte de l’Académie suisse des sciences médicales (ASSM) de 2014, il s’agissait d’un virage culturel en sorte que les responsabilités des différents professionnels de santé ne soient pas attribuées en fonction de critères hiérarchiques et/ou de profils professionnels traditionnels mais dans une optique de collaboration dynamique et compétente. La FMH avait émis des réserves. La nouvelle Charte 2020 met dés­ormais l’accent sur la «clarification des rapports de pouvoir et des pouvoirs de décision» et, au-delà, sur le respect mutuel, la confiance, une coordination et une communication de qualité et, dans les cas complexes, la «prise de décision conjointe».

De «au service de» à la spécialiste

Pour clarifier le débat sur l’interprofessionnalité, il faut jeter un coup d’œil à son histoire récente. Les changements intervenus ces dernières décennies au niveau du rôle et du statut des professions d’infirmière et de médecin sont importants à cet égard. La représentation classique était fondée sur une hiérarchie des ­statuts très marquée dans les professions de santé. L’infirmière était vue purement et simplement comme l’«assistante au service du médecin». Elle recevait des instructions et devait s’y tenir (fig. 1). Dans la pratique et le détail, la relation était toutefois souvent plus complexe. Dans l’exemple donné en introduction, le médecin-chef a ainsi répondu en riant à l’infirmière: «Oui, vous avez raison.»
Figure 1: Médecin et infirmière au Bürgerspital de Bâle, vers 1930. Photographe: Paul Butscher. Source: Archives du bureau d’histoire sociale (Archiv des Büros für Sozial­geschichte), Bâle.
Depuis un demi-siècle, de nombreux médecins ont une conception de moins en moins hiérarchique de leur rôle. Dans la profession infirmière, la dynamique du statut était ancrée de façon bien plus complète et durable. Les soins infirmiers étaient d’abord vus comme acte charitable puis comme gagne-pain. Est ­ensuite intervenue la spécialisation dans différentes compétences professionnelles. Ces dernières décennies, l’accent a été mis sur la différenciation verticale des niveaux de formation dans la profession infirmière, de l’assistante qualifiée à la formation universitaire en sciences infirmières. Des hiérarchies propres se sont ainsi créées. Dans l’exemple susmentionné, la remarque de la jeune infirmière a bel et bien provoqué des tensions avec ses collègues au statut plus élevé, qui se sont senties «ridiculisées».

…et du côté des assistantes médicales?

Au-delà du milieu hospitalier, l’interprofessionnalité est aussi débattue dans le secteur ambulatoire. Le Bulletin des médecins suisses a abordé la question à plusieurs reprises. La profession d’assistante médicale présente des similitudes, mais aussi des différences marquées avec les professions infirmières. Il a fallu du temps pour que la formation correspondante soit reconnue. Au milieu du XXe siècle en Suisse, de nombreuses assistantes médicales ­vivaient au domicile de la famille de leur médecin, un peu à l’image d’une aide domestique ou d’une gouvernante. En 1969, alors qu’il n’était pas possible de passer un diplôme d’Etat, le corps médical a instauré le «diplôme FMH» pour les assistantes médicales. Cela reflète également la dépendance professionnelle. Au fil des décennies, les tâches des assistantes médicales sont devenues plus exigeantes. La formation est devenue plus longue et un apprentissage a vu le jour en 1971. La nouvelle dénomination «assistante médicale» (à partir de 1995) devait atténuer l’image de «servante». Elle a été reconnue au niveau fédéral l’année suivante. Les processus actuels de travail dans les cabinets exigent une répartition des compétences plus complexe, moins axée sur les hiérarchies. La formation de coordinatrice en médecine ambulatoire avec orientation clinique ou orientation gestion a été créée afin de répondre à ce besoin.

Humanisation du travail à l’hôpital

Les nouvelles conceptions des rôles n’ont toutefois pas été le seul catalyseur des idées d’interprofessionnalité. On le constate, par exemple, dans les premières éditions de Thiemes Pflege, le manuel de soins infirmiers largement utilisé dans l’espace germanophone. La première version a été publiée en 1973 par Sœur ­Liliane Juchli, infirmière d’Ingenbohl (SZ) récemment décédée. Cette dernière avait émis quelques réflexions sur l’interprofessionnalité dans son livre, mais sous des termes différents à l’époque.
Dès la première édition de son manuel Allgemeine und spezielle Krankenpflege, elle évoque, sans en faire une notion clé, mais de façon récurrente, «l’équipe soignante», composée de différentes professions de santé, dans les soins stationnaires (fig. 2). Toutefois, ce n’était pas l’expression de l’assurance croissante des infirmières ou du souhait d’émancipation et de valorisation des professions de santé non médicales. ­Liliane Juchli était probablement plus chrétienne-­humaniste que militante. Dans la troisième édition (1976), le concept d’équipe reposait sur l’idée d’être «ensemble», voire «là les uns pour les autres» plutôt que «côte à côte». Le but de ce dépassement des hiérarchies était donc plutôt d’harmoniser et d’humaniser le travail à l’hôpital.
Figure 2: L’infirmière en tant qu’«employée du médecin». Image publicitaire de Hans Peter Klauser de l’école suisse d’infirmières et de l’hôpital des femmes, Zurich, 1946. A gauche l’infirmière Lilly Rüegg, à droite la chirurgienne Martha Friedl-Meyer. Fondation Gosteli, AGoF SPZ-B/397, Worblaufen. © Fondation suisse pour la photographie, Winterthour.

Améliorer l’organisation du personnel

Dans les éditions suivantes de Thiemes Pflege, la question de «l’équipe» est mise en retrait et reléguée sous le chapitre «Communication», plus pragmatique. Les termes utilisés, tels que coopération, interdépendance, collaboration partenariale et répartition des responsabilités, ressemblent déjà plus au vocabulaire inter­professionnel actuel. L’appel à l’interprofessionnalité s’explique ici plutôt par l’objectif d’une organi­sation ­efficace du travail et du personnel, mais aussi par la ­logique économique qui sous-tend progressivement la médecine.
La variante sémantique d’«équipes multidisciplinaires» apparaît dans les éditions ultérieures, notamment dans le nouveau chapitre sur les hospices et les unités de soins palliatifs, alors en plein essor. La nécessité d’une imbrication de diverses compétences professionnelles y était plus ostensible que dans le reste de la médecine. On le sait bien, les incitations à l’innovation émanent plus souvent de la périphérie que du cœur d’un système.
On pourrait poursuivre la liste des évolutions qui ont mené au débat sur l’interprofessionnalité. La petite anecdote liminaire sur l’infirmière fraîchement diplômée, le médecin-chef et la grosse aiguille hypodermique aurait en tout cas tout à fait à sa place dans un cours de formation continue actuel sur le sujet. Parce qu’elle se situe à l’intersection de différentes moti­vations: des nombreuses hiérarchies existantes ou abolies entre les professions à la gestion efficace des processus et à la maîtrise des coûts dans les hôpitaux, en passant par les conflits interprofessionnels et leurs solutions.

Série sur l’interprofessionnalité

La collaboration entre les spécialistes de différentes professions de la santé est considérée comme un levier important afin de ­relever les défis du système de santé. Où en est la Suisse dans ce domaine? Quels avantages apporte l’interprofessionnalité et quelles en sont les limites? Nous éclairons le sujet sous divers angles dans une série d’articles.
eberhard.wolff[at]emh.ch
1 Kreutzer S. Hierarchien in der Pflege, Zum Verhältnis von Eigenständigkeit und Unterordnung im westdeutschen Pflegealltag. Dans: Braunschweig S. Pflege. Räume, Macht und Alltag. Zurich: Chronos; 2006: pp. 203–11, ici p. 209.

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